Rabeh Sebaa
L’Algérie et la langue française ou l’altérité en partage
Publibook
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IDDN.FR.010.0118574.000.R.P.2013.030.31500
Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication aux Éditions Publibook en 2013
Le souffle effarouché de l’inquiétude qui trépide au cœur de la raison ne saurait l’autoriser à se parer des atours rigides de la certitude. Ibn Rochd
Avant-propos
Par bien des aspects les propos qui vont suivre peuvent paraître interpellatifs, voire un tantinet provocateurs. Ils le sont en effet. Dans le seul but d’inciter ou d’inviter à un débat d’idées autour d’une question trop longtemps ensablée dans la tourbe glutineuse des fantasmagories prétendument identitaires. Dans la bourbe du déni d’évidences. Car dire que la langue française fait partie du tissu plurilinguistique de la société algérienne est un truisme aux confins de la trivialité. Mais il est des truismes qui agitent les plissures éraflées d’une conscience désespérément écorchée. Ils se trouvent, de ce fait voués à une implacable scotomisation. À un exil dans l’univers sibérien de la forclusion. De toute vraisemblance, c’est bien le traitement qui a été, jusqu’à présent, réservé à la langue française en Algérie. Aux rapports de la société algérienne à la langue française. Hormis les proclamations récurrentes et les prédications résurgentes des vigiles immuables de la parole ossifiée. Il est donc temps de s’engouffrer dans les contrées inexplorées de la conscience linguistique algérienne. De s’immerger dans les abysses de son expressionalité vivante, afin d’en saisir les substructions et les obstructions. Un voyage qui, de toute manière, reste à effectuer. Avec tous les risques qu’il comporte, avec toutes ses déconvenues, ses ravissements et ses désenchantements.
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C’est bien ce périple, à la fois risqué et exaltant que veut entreprendre, ici, cette exploratoire réflexion. Et si, ce faisant, nous donnons l’impression d’être d’impénitents marcheurs désirant étreindre l’horizon, cela ne nous empêchera aucunement de nous émerveiller, au passage, devant d’inopinées floraisons.
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Introduction générale
Il n’y a absolument aucun doute. La langue arabe est bien la langue officielle de l’Algérie. Et il n’est nul besoin de le tambouriner ad vitam æternam. Il est encore moins essentiel d’instituer ou de constituer continuellement des associations et des congrégations, des ordres et des conseils pour le marteler perpétuellement. Une langue se parle et se vit. Elle vit aussi au contact d’autres langues qu’elle sustente et dont elle se sustente sur le socle fécond d’une expressionalité vivante et mouvante. C’est ce qui caractérise, notamment les rapports fertiles de la langue arabe et de la langue française en Algérie. Une langue qui est désormais, partie intégrante de la sensibilité linguistique de l’Algérien. En effet, quarante ans après l’indépendance politique du pays, l’usage de la langue française s’est, non seulement maintenu, mais connaît dans certains secteurs, comme la communication, les espaces culturels ou l’information, un regain de vitalité. D’où lui provient un tel enracinement ? Et qu’est-ce qui alimente cette perpétuation ? En quoi l’arabisation officielle a-t-elle par certains aspects, favorisé son maintien voire provoqué une dynamique de francophonisation ? Quelle est la place réelle de la langue française dans la société algérienne aujourd’hui ? Quel rôle joue-t-elle au niveau des représentations comme des conduites langagières ? Et enfin quels rapports entretient-elle avec les langues algériennes ? Autant de questions qui ont été, de tout temps, soigneusement escamotées. Sans doute parce qu’au-delà du linguistique
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elles agitent et précipitent des questionnements d’un autre ordre. Souvent ramenées ou cantonnées au creux du cours sinueux et tortueux qui caractérise la dialectique générale des relations franco-algériennes, qualifiées de passionnelles et dans lesquelles la langue française occupe indubitablement une place centrale, ces questions n’en renvoient pas moins aux préoccupations focales de la société algérienne. Le rapport des locuteurs algériens à la langue française repose constamment et souvent bruyamment, la question de la place et de la prégnance de la culture française dans la société algérienne.
Un triple constat 1. la question de la place et de la prégnance de la langue française dans la société algérienne relève et révèle la carence dans la conscience culturelle collective, d’une vision claire, de pans entiers de l’histoire sociale et culturelle de l’Algérie. Cette carence persistante autorise le recours constant aux affirmations idéologiques ou encore à des fantasmagories gesticulatrices, qui en constituent le traitement récurrent. La permanence du traitement politico-identitaire récursif, pousse à une étude objective des faits socioculturels totaux en Algérie, tout en soulignant une urgence symptomatique pour les faits et les actes de langue. 2. Dans ce champ historico-culturel occulté, la langue française occupe de toute évidence une place singulière mais n’a fait, jusqu’à présent, l’objet d’aucune étude scientifique ou tout au moins une approche sereine, pondérée et tranquille. Une ap-
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proche à l’abri des interférences et des ingérences idéologiques aux accents militants. 3. Dans la réalité linguistique du présent, la question de la place de la langue française en Algérie réapparaît alternativement en se rechargeant de contenus, de significations ou de symboles, en fonction des conjonctures, des intérêts ou des enjeux. La permanence de cette question invite et incite à en saisir les fondements afin de tenter d’en comprendre les raisons dont le secret n’est pas forcément de l’ordre du linguistique.
Les moments de la recherche Face à cette conscience culturelle morcelée, qui autorise toutes sortes de dérives et toutes sortes de réactions, il nous parait à la fois opportun et pressant de retracer, même de façon succincte, le cheminement historicoculturel qu’a connu la langue française en Algérie. Afin de saisir ce qui fonde la problématicité originelle et la spécificité indicielle des rapports des Algériens à cette langue. Pour ce faire, nous nous proposons de retracer brièvement les trois étapes qui nous semblent correspondre aux trois grands moments de l’évolution de la langue française dans l’histoire sociale et culturelle de la société algérienne : la langue française pendant la colonisation, la langue française au lendemain de l’indépendance politique de l’Algérie et la présence de la langue française dans la société algérienne d’aujourd’hui. Il s’agira dans un premier temps, d’explorer, d’étudier et d’expliciter les formes « d’irruption » et d’extension de la langue française dans l’imaginaire culturel collectif de la société algérienne. Cette période reste constamment
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associée à la violence de l’occupation coloniale, notamment militaire ainsi qu’aux réactions tout aussi militaires, retraçant les faits d’armes de la guerre de libération nationale, au détriment de l’analyse des mécanismes socioculturels qui se mettaient progressivement en place et parmi lesquels la langue française occupait une place privilégiée. Cet aspect renvoie à une double dimension qui sustente elle-même une double occultation. La première concerne le contexte général dans lequel la langue française prit progressivement place dans le tissu linguistique algérien qui lui préexistait. Il s’agira de situer les spécificités de ce processus dans le cadre de l’espace régional, comparativement aux pays voisins (le Maroc et la Tunisie, notamment) qui ont également connu des contacts soutenus avec la culture et la langue française, mais qui n’ont pas connu les mêmes développements. On parle plus volontiers de colonisation de peuplement pour le cas spécifique de l’Algérie avec toutes les violences et toutes les conséquences qu’on sait. L’enracinement culturel de cet habitus linguistique provient-il uniquement de ce mode de colonisation distinctif ou typique de l’Algérie ? La seconde occultation touche aux mécanismes d’institutionnalisation diversifiés de la langue française dans la société algérienne, notamment à travers le système scolaire, l’administration, les grands canaux de communication ainsi que les multiples supports d’expression comme l’écriture ou la littérature algérienne d’expression française de la première génération. L’étude de cette période peut permettre de comprendre pourquoi après l’indépendance politique de l’Algérie, la langue française apparaîtra comme la « trace » la plus durable de toute la présence française en Algérie. Elle devrait nous permettre surtout de comprendre pourquoi la langue
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