Ordre monétaire ou chaos social ? La BCE et la révolution néolibérale
Collection savoir/agir La Mule de Troie,
Blair, l’Europe et le nouvel ordre américain
Un abécédaire du blairisme Pour une critique du néolibéralisme guerrier Keith Dixon Le Savant, le Politique et la Mondialisation Frédéric Lebaron Universitas calamitatum
le livre noir des réformes universitaires
Abélard (collectif)
Le « Populisme du FN », un dangereux contresens Annie Collovald Guerre aux chômeurs ou guerre au chômage Emmanuel Pierru Vers une Europe syndicale Une enquête sur la Confédération européenne des syndicats Anne-Catherine Wagner Le pouvoir local ou la démocratie improbable Michel Koebel
Correction : Carol Duheyon Éditions du Croquant Broissieux • 73340 Bellecombe-en-Bauges www.atheles.org/editionsducroquant Diffusion : Athélès Distribution : Les Belles Lettres © Éditions du Croquant, septembre 2006 ISBN : 2-914968-18-3 Dépôt légal : septembre 2006
Frédéric Lebaron
Ordre monétaire ou chaos social ? La BCE et la révolution néolibérale
Savoir/Agir Collection de l’association
Éditions du Croquant
Introduction Dans le flot des prises de position sur le « contrat première embauche » promu par le gouvernement français début 2006, peu de commentateurs ont relevé l’opinion de Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne (BCE), ancien directeur du Trésor et ancien gouverneur de la Banque de France, au sujet de la politique du gouvernement français1. Jean-Claude Trichet a plaidé, le lundi 20 mars, pour « plus de souplesse » sur le marché du travail afin de lutter contre « le chômage de masse ». Interrogé à la télévision sur les réactions au contrat première embauche, il a expliqué que « la BCE ne se substitue pas aux gouvernements, aux Parlements des 12 pays membres de la zone euro, aux partenaires sociaux», mais que « nous les encourageons à aller vers plus de souplesse (…) Tout ce qui va dans le sens de plus souplesse est bon pour combattre le chômage de masse dans le monde d’aujourd’hui (…) Il est absolument nécessaire dans les économies de la zone euro de faire des réformes structurelles » dans « une période de changements très rapides ». Pour le président de la BCE, « les économies qui peuvent 5
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s’adapter rapidement tirent avantage de ce monde en changement rapide. Les économies qui ne peuvent pas changer rapidement, qui sont inflexibles, qui ne sont pas souples, sont très très pénalisées ». Fort peu originale, cette prise de position valait surtout, dans le contexte du mouvement social, par le « poids » symbolique de son producteur, l’artisan de la politique française de « désinflation compétitive »2 , président de l’institution la plus puissante de l’économie européenne : la BCE. Les termes de M. Trichet rappelleront sûrement à quelques lecteurs le style en demi-teinte des propos tenus en 1996 par le président de la Deutsche Bundesbank, Hans Tietmeyer, épinglés par Pierre Bourdieu : « M. Hans Tietmeyer, dans la grande tradition de l’idéalisme allemand, nous donne un magnifique exemple de la rhétorique euphémistique qui a cours aujourd’hui sur les marchés financiers. »3 En remontant un peu plus loin, on se souviendra peut-être aussi que JeanClaude Trichet avait, déjà, manifesté discrètement mais fermement, en décembre 1995, son approbation du plan Juppé sur la réforme de la Sécurité sociale, qui donnait lieu au plus massif mouvement social de la décennie4 . À y regarder de plus près, les gouverneurs des différentes banques centrales européennes et l’ensemble des dirigeants actuels de la BCE n’ont, depuis les années 1980, jamais manqué d’être au rendez-vous dès lors qu’une réforme d’inspiration néolibérale était fortement contestée par des 6
introduction
franges plus ou moins importantes de la population, intervenant toujours à l’appui de la « pilule amère » justifiée par le sempiternel impératif des « réformes structurelles » et la recherche de la compétitivité au sein d’une économie-mondiale-désormais-ouverte-au-grand-vent-de-la-concurrence. Partout dans le monde, les banquiers centraux sont des acteurs des « réformes ». Dans les pays « en transition » de l’est européen, les occupants de cette position particulièrement stratégique ont aussi, fréquemment, été les hérauts d’un basculement brutal dans une économie hautement dérégulée et marquée par une intensification féroce de la concurrence à tous les niveaux5. En Amérique latine, le poste de gouverneur de la banque centrale a – durant la phase de néolibéralisme doctrinal qui a plongé le continent dans une brutale régression sociale – été particulièrement prisé par les « Chicago Boys » formés aux États-Unis à la pensée monétaire de Milton Friedman et de ses successeurs6 . Certains gouverneurs ont développé une vision radicalement utopique du monde économique qui a permis d’ancrer un peu plus le néolibéralisme dans les institutions en en faisant « l’horizon indépassable » de notre époque : ainsi d’Alan Greenspan, héros charismatique d’une Amérique dominée par Wall Street et par la finance7 ou encore de Donald Brash, gouverneur de la banque de Nouvelle-Zélande entre 1988 et 2002, à l’origine d’innovations dans le domaine de la politique des banques centrales (comme la « cible 7
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d’inflation » comprise entre 0 % et 2 % annuels, la transparence absolue de décisions monétaires prises par un banquier central unique, la réduction de l’administration « pléthorique » de la banque, l’indexation du salaire du banquier central sur les performances en matière d’inflation…) 8 . Le discours d’un banquier central en période de crise sociale peut sembler anecdotique si on le compare aux interventions des acteurs politiques et médiatiques dominants, et il paraît en effet particulièrement opaque à première vue. Mais il n’est en fait que la forme la plus visible d’un « interventionnisme » plus systématique et très efficace, d’autant plus efficace peut-être qu’il est moins visible et plus indolore : le banquier central est un acteur de tout premier plan des « réformes ». Il est le promoteur incessant de cette entreprise politique et intellectuelle particulière que nous avons qualifiée ailleurs de programme néolibéral9 . Il œuvre sans cesse pour mener à bien ce programme et le fait à visage découvert. Sa particularité est d’agir à travers des formes de prises de parole et d’action caractéristiques d’un univers très codifié, où il convient d’abord de mettre les formes et de mettre en forme, en premier lieu des décisions de politique monétaire, mais aussi, en second lieu, tout un travail politique et idéologique qui a pour but de transformer la totalité du système économique et social. Pour comprendre le rôle majeur joué aujourd’hui par la BCE dans la politique économique et sociale en Europe, il faut rappeler quelles 8
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sont ses missions officielles et ses modalités de fonctionnement10. Elles découlent, pour l’essentiel, du traité de Maastricht (signé en février 1992) et n’auraient pas été modifiées par le traité constitutionnel rejeté par les Français et les Néerlandais en 200511. En tant que banque centrale, la BCE gère, depuis le 1er janvier 1999, le système monétaire en euros. Elle a pour mission « d’émettre la monnaie légale et de contrôler la création monétaire de l’ensemble du système bancaire »12. En tant qu’institution supranationale, elle est une institution de l’Union européenne, puisqu’elle est la banque centrale de 12 États souverains qui font partie de l’Union et sont dotés de l’euro, monnaie unique. Le Système européen de banques centrales (SEBC) est composé de la BCE et des banques centrales nationales (BCN) de tous les États membres de l’Union européenne, qu’ils appartiennent ou non à la zone euro. L’Eurosystème représente l’ensemble composé de la BCE et des BCN qui participent à l’euro. Le SEBC est piloté par trois instances : • le conseil des gouverneurs, qui définit la politique monétaire et arrête ses orientations : il se compose des gouverneurs des 12 banques centrales nationales et des six membres du directoire. Il décide à la majorité simple, avec une voix prépondérante du président en cas d’égalité des voix. Le président est choisi pour huit ans par les gouvernements ; • le directoire, qui met en oeuvre les décisions arrêtées par le conseil des gouverneurs. Ses membres (président, vice-président et quatre membres) sont nommés par le conseil des chefs d’État, après consultation du Parlement européen et du conseil des gouverneurs. • le conseil général, qui regroupe le président, le vice-président de la BCE et les gouverneurs de toutes les BCN de l’Union européenne (même hors zone euro) ; L’objectif principal du SEBC est « de maintenir la stabilité des prix » (article 105 du traité de Maastricht). La BCE et les BCN sont « indépendantes » des gouvernements et de la Commission. Les découverts 9
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ou tout autre type de crédit aux autorités politiques sont interdits, de même que l’acquisition des instruments de la dette publique. La confidentialité des débats et des votes au sein du conseil des gouverneurs est garantie. La seule « publicité » donnée aux prises de position de la BCE l’est à travers les déclarations officielles de ses responsables, son rapport annuel au Parlement européen, au Conseil et à la Commission. La BCE n’est ni influencée ni sanctionnée, mais adopte des règlements européens, des décisions européennes, des recommandations et des avis, qu’elle peut ou non rendre publics.
Au-delà d’une vision purement institutionnelle et juridique de la BCE, il faut prendre la mesure du fait social total, selon l’expression de Marcel Mauss, que représente une telle institution : produit historique de transformations politiques autant que de pressions proprement économiques et financières, elle œuvre dans un cadre constitutionnel et des statuts qui expriment un certain état des représentations et croyances économiques dominantes13. L’étude de la BCE implique dès lors de prendre en compte les processus de production et de reproduction des croyances individuelles et collectives, qui sont en particulier à l’origine de la fabrication du modèle du réformateur néolibéral. Celui-ci peut être décrit comme un révolutionnaire à la fois utopiste et réaliste, pour qui le verbe idéologique, rationalisé, est un élément de l’action concrète, et celle-ci une action politique qui se nie comme telle.
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Un acteur invisible La plus grande « réussite » du passage à la monnaie unique européenne, qui concerne aujourd’hui 12 pays14 , ne tient sans doute pas tant à l’acclimatation forcée, et parfois difficile, des citoyens à de nouveaux symboles monétaires (sur laquelle aiment gloser les commentateurs) qu’à la disparition de l’espace public de la politique monétaire et plus encore de l’acteur qui la mène : la Banque centrale européenne, institution dite « indépendante » des pouvoirs politiques issus du processus démocratique. Son nom a beau apparaître sur tous les billets de banque de la zone euro, tout se passe comme si elle avait en réalité disparu de l’univers de pensée et d’action des acteurs politiques et économiques, sans parler des citoyens ordinaires. Oubliée des enquêtes eurobaromètres qui mesurent la confiance dans les principales institutions de l’Union, la BCE est à la fois au centre de l’Europe réelle et comme effacée de l’Europe perçue. Non seulement 12 gouvernements ont abandonné toute souveraineté en matière monétaire en renonçant à leur monnaie nationale et à la fixation des taux d’intérêt directeurs qui déterminent le 11
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coût du crédit au sein de l’économie et influencent le taux de change de la monnaie (voir infra), mais ils sont parvenus à rendre largement absent l’acteur politique majeur qui pilote aujourd’hui les grands choix économiques de l’Eurozone ; cela sans que le « gouvernement économique » censé contrebalancer son pouvoir sans précédent ait jusqu’ici été au-delà de la simple déclaration d’intention, régulièrement ressuscitée par les candidats à une (ré)élection. Seuls quelques économistes, comme en France Jean-Paul Fitoussi ou Jacques Sapir15 , si on laisse de côté les économistes critiques altermondialistes16 , osent encore dénoncer l’abandon de l’idée de tout « choix politique » au nom des « règles » censées garantir une politique économique enfin efficace. Leurs analyses et leurs propositions semblent pour l’instant susciter plus d’indifférence que d’irritation dans un débat européen marqué avant tout par le refus du débat et la légitimation scientifique des décisions officielles. On assiste au contraire aujourd’hui à l’extension de politiques qui sont définies, théorisées et mises en œuvre par les dirigeants de la BCE – au sein d’un espace de référence plus large dans lequel la Commission occupe une position aussi déterminante que celle des gouvernements euxmêmes, à travers le conseil Ecofin et les Grandes Orientations des Politiques Economiques. Les institutions européennes participent ainsi de la pression multiforme d’un environnement propice aux réformes économiques, dans le cadre de stra12
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tégies monétaires et budgétaires (le pacte de stabilité et de croissance en tout premier lieu) qui ont été promues et légitimées par les banquiers centraux. Faibles déficits budgétaires, réduction de la dette publique, réforme structurelle du marché du travail constituent les normes de cette politique économique, des normes encore bien plus rigides que celles qui prévalent aux États-Unis. Loin du rééquilibrage annoncé par les promoteurs du « gouvernement économique » européen, l’Europe est aujourd’hui confrontée à une accentuation dramatique de tous les déséquilibres : « dépolitisation » des instances décisionnelles, pressions à la constitutionnalisation des politiques économiques et sociales néolibérales (sous diverses formes), extension souterraine de l’influence des technocrates et de leurs méthodes de gestion au détriment de l’action propre des élus. Avec comme horizon, nous le verrons, le démantèlement de ce qui reste d’un « modèle social européen »17 et la flexibilisation accélérée du marché du travail. L’ « invisibilisation » de la BCE ne signifie évidemment pas que les décisions du conseil des gouverneurs relatives aux taux d’intérêt directeurs échappent aux commentaires des journalistes économiques ou politiques et à l’attention vigilante des acteurs dominants. Bien au contraire : elles sont plus que jamais un indicateur essentiel des décisions de politique monétaire ; leur impact, bien que rarement quantifié dans le débat public, en tout cas de façon transparente (voir plus loin 13
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l’encadré sur les effets de la politique monétaire), est le plus souvent considéré comme important pour la conjoncture économique européenne, les marchés financiers mondiaux ou encore les relations commerciales internationales. À travers son effet sur le taux de change de l’euro, la politique de la BCE trouve par exemple une répercussion directe sur le niveau des prix des produits européens sur les marchés étrangers et sur les prix des produits importés.
Les effets des décisions de la BCE enjeux de controverses Les effets sur diverses variables d’une décision en matière de taux d’intérêt directeurs font l’objet de travaux empiriques, appuyés notamment sur des modèles macroéconométriques18. Ces travaux mettent en relation les variations du niveau des taux et celles de diverses autres variables comme l’inflation, le taux de croissance du PIB, le taux de change, les taux d’intérêt à long terme, etc. On peut lire par exemple dans un article français récent : « Au total, l’impact d’une hausse de deux points des taux d’intérêt en France aurait un effet récessif sur le PIB de 0,5 point au bout de deux ans par rapport au compte de référence, selon les estimations réalisées à l’aide du modèle e-mod.fr de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques). »19 L’une des difficultés de ce type d’analyse provient du fait que les effets d’une décision ne sont pas immédiats et se déploient dans un horizon temporel de plusieurs mois, voire plusieurs années, ce qui rend particulièrement difficile l’imputation causale. On ne conteste guère les effets de la hausse des taux d’intérêt américains en 1979 sur la conjoncture mondiale en 1980 puis durant les années suivantes. 14
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La persistance de taux d’intérêt réels très élevés dans les années 1980 et encore relativement élevés jusqu’à aujourd’hui a pesé durablement sur l’activité et explique en partie le ralentissement du taux de croissance et le maintien de taux de chômage importants en Europe. L’analyse de l’évolution des taux d’intérêt (nominaux mais surtout réels) en Europe confirme leur maintien à un niveau élevé, même en période de fort taux de chômage et de faible croissance. Il est vrai que ces deux variables ont été largement revisitées à travers les notions de chômage qui n’accélère pas l’inflation (NAIRU) et celle, liée, de croissance potentielle : deux notions en partie déconnectées des valeurs observées qui permettent aux économistes officiels d’affirmer que le taux de chômage n’est pas si élevé qu’on le dit et la croissance pas si faible dans le contexte européen, cela afin de justifier des politiques macroéconomiques structurellement restrictives. Divers auteurs considèrent que les taux d’intérêt à court terme (y compris les taux directeurs) sont eux-mêmes fortement conditionnés par des variables macroéconomiques telles que le taux de croissance, le taux d’inflation, le taux de change, etc., au point que la politique monétaire relèverait plus de l’ajustement réactif à un contexte externe que de choix politiques ayant par eux-mêmes une certaine efficacité. De variable indépendante le taux d’intérêt à court terme devient alors variable dépendante. L’intervention active des autorités monétaires est alors perçue avant tout comme l’adaptation rationnelle à un environnement extérieur. Patrick Artus expliquait par exemple en 2001, dans un premier bilan de l’action de la BCE 20, que la différence entre les taux d’intérêt à court terme européens et américains entre 1999 et 2001 était surtout liée à des écarts de productivité et de croissance. Lorsqu’on l’interroge sur le haut niveau relatif des taux d’intérêt directeurs de la BCE par rapport à ceux de la Fed (Federal Reserve Bank) entre 1999 et 2005, Otmar Issing, membre du directoire, économiste en chef de la BCE jusqu’au 31 mai 2006 15
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(voir portrait infra), explique que la cause de cette différence réside dans l’écart entre les rythmes de croissance de la productivité du travail dans les deux pays et la rigidité relative du marché du travail européen, beaucoup plus que dans la philosophie monétaire orthodoxe qu’il a contribué à imposer. Le fait que les taux d’intérêt à long terme se forment sur le marché mondial des capitaux conduit nombre d’auteurs à un discours de l’impuissance : la seule marge de manœuvre des autorités monétaires relèverait de décisions à court terme et celles-ci, destructrices pour les anticipations, seraient très risquées. Une relation entre taux courts et taux longs existe pourtant, dont l’intensité est variable selon les contextes et les banques centrales. La banque centrale pèse ainsi toujours plus ou moins fortement sur les anticipations des acteurs des marchés21 et sur celles de l’ensemble des agents économiques22 .
Ce qui est devenu invisible, ce sont d’abord les processus proprement politiques, donc sociaux, déterminant les choix de politique économique et monétaire, et orientant les acteurs de ces choix. Il n’existe pas aujourd’hui d’espace de délibération démocratique où ceux-ci puissent se former dans un processus ouvert, contradictoire, où les intérêts socio-économiques pourraient s’exprimer au grand jour et se confronter les uns aux autres, ne serait-ce que par la négociation collective ou le débat parlementaire. Ces deux formes d’organisation de la prise de décision collective sont d’ailleurs reléguées de plus en plus clairement au second plan par rapport aux décisions supposées rationnelles prises par des cénacles censés être 16
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les seuls véritables détenteurs de la sagesse et du savoir, et dont la source ultime est la science économique, universelle, vérifiée, indiscutable23. Les politiques économiques et, surtout, monétaires et financières, semblent au premier abord largement déterminées par des forces externes : celles de la mondialisation, de marchés financiers omnipotents ou par une logique macro économique implacable sur laquelle aucun acteur individuel ou même collectif n’aurait désormais prise. Cette vision systémique, mécanique, qui a longtemps caractérisé certaines interprétations dominantes du marxisme, est le produit d’une perception tronquée de la réalité des politiques et des dynamiques économiques, marquée par ce que l’on peut appeler l’économisme. Pourtant, les processus économiques sont des phénomènes de croyance, socialement construits et entretenus, et la politique économique n’y échappe pas : elle fabrique et modifie les anticipations des agents et, à ce titre, elle exerce des effets sur divers secteurs de l’activité sociale24 . Ces effets multidimensionnels fondent la légitimité des décisions économiques pour telle ou telle catégorie sociale et déterminent leur « réussite » apparente selon tel ou tel critère d’évaluation. Les critères d’évaluation de la réussite ou de l’échec d’une politique économique sont eux-mêmes socialement définis et ils apparaissent extrêmement variables selon les périodes, les groupes, les contextes nationaux. C’est donc à une sociologie économique qu’il 17
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convient de se référer pour interpréter des processus qui ne relèvent pas d’une pure et simple mécanique, transposée aux rapports entre entités collectives, salariés et patrons, marchés financiers et États. C’est d’ailleurs sur ce type d’analyse que s’appuyait Keynes dans ses textes monétaires et dans la Théorie générale, lorsqu’il analysait les enjeux monétaires comme des phénomènes sociopolitiques ayant des conséquences sur la position relative des différents groupes25. Le haut niveau des taux d’intérêt réels dans les années 1980 et 1990 (même s’ils ont progressivement décru jusqu’à aujourd’hui) a très directement affecté les intérêts économiques des actifs et plus particulièrement des salariés, notamment à travers le coût du crédit immobilier, dans un contexte de « modération salariale ». Celle-ci contribue à déformer la répartition de la valeur ajoutée en faveur des profits, ce qui est l’une des caractéristiques fondamentales de la mondialisation financière contemporaine26 . Comment comprendre alors qu’une institution à laquelle les États ont transféré l’un des attributs les plus fondamentaux du pouvoir étatique, le contrôle de l’émission monétaire, ait pu échapper en si peu de temps à l’espace intellectuel et pratique de ce qui peut être démocratiquement discuté et décidé ? Quelques processus convergents ont participé de cette mise à l’écart : • le choix, éminemment politique, de ne pas rendre publiques les « minutes » du conseil des gouverneurs ; cette décision a contribué à jeter 18
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un voile opaque sur ce qui se joue aujourd’hui au sein des débats de politique monétaire ; restituer aux citoyens les argumentations économiques et sociales présidant aux décisions de la BCE semble ne relever que de la plus élémentaire exigence démocratique ; • le faible écho suscité dans les champs nationaux par les tentatives de (re)politisation du débat de politique monétaire en Europe, qu’elles soient menées par des économistes critiques ou des acteurs politiques ; la mobilisation, parfois importante, de certains parlementaires européens lors de l’audition annuelle des responsables de la BCE ne parvient par exemple pas à produire des effets dans les espaces politiques nationaux, ce qui lui confère un aspect encore artificiel et déconnecté des enjeux réels ; • le caractère relativement ésotérique (en apparence tout au moins) des questions monétaires, entretenu par la formation de groupes d’inter prètes savants qui maintient les profanes à bonne distance : ce processus bien connu s’est renforcé avec l’européanisation de la politique monétaire, qui a contribué à éloigner un peu plus les citoyens de cet univers de décision qui était déjà souvent perçu comme hautement technocratique ; • la localisation géographique de la BCE, à Francfort, qui participe d’une mise à l’écart symbolique : si elle permet en Allemagne de l’identifier à la Bundesbank dont elle incarne l’héritage 19
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politique voire symbolique, elle l’éloigne des lieux concrets d’inscription de l’espace politique national dans tous les autres pays. Mais un dernier facteur, peut-être encore plus important, qui contribue à faire de la BCE un acteur invisible est le sort réservé aujourd’hui à la notion même de politique macroéconomique telle qu’elle s’était constituée, à partir des années 1930 et surtout après la Seconde Guerre mondiale, dans les pays occidentaux, comme combinaison, pragmatique, de politique monétaire (faibles taux d’intérêt) et de la politique budgétaire (déficit en période de récession). L’idée même de politique macroéconomique a en effet vu sa place réduite à presque rien au sein de l’espace politique européen au profit d’un discours centré sur les réformes structurelles et institutionnelles. Le fait que la BCE soit un acteur largement invisible est peut-être une des conditions fonctionnelles de son efficacité. En apparence dépolitisée, mise à l’écart de l’espace démocratique, la BCE a pu devenir une organisation sociale économiquement et politiquement légitime, tout entière vouée à un objectif explicite unique, la stabilité des prix, et à un objectif moins officiel mais tout aussi systématique : le démantèlement rapide des systèmes de protection sociale et du droit du travail dans les pays européens, en particulier les plus développés, qui conduit à la mise en concurrence généralisée des citoyens de la zone euro. 20
L’ordre monétaire vecteur de destruction économique et sociale Dans l’espace politico-administratif européen, la BCE est l’expression du triomphe de la conception dite monétariste de l’économie dont la version actuellement dominante est largement issue des travaux de Friedman (Nobel 1976) et, à sa suite, d’un grand nombre d’économistes et d’économètres, tels que, pour ne prendre qu’un exemple récemment placé sous les feux de la rampe, Fynn Kydland et Edward Prescott (Nobel 2004), qui l’ont prolongée, raffinée, et complétée. Dans ce cadre conceptuel, la monnaie est considérée comme un instrument puissant (comme le montrerait l’exemple de la crise de 1929), mais susceptible d’être très mal utilisé par les autorités politiques issues du processus électoral (les gouvernements). Celles-ci, plus soucieuses de satisfaire immédiatement leur électorat que d’assurer le bien-être économique à moyen et long terme de leurs administrés et de leurs descendants, auraient en effet tendance à laisser augmenter l’inflation en échange d’un surcroît de bien-être temporaire et factice. Le contrôle de la monnaie 21
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(de son émission et de sa circulation dans l’ensemble de l’économie) doit donc être dévolu à une autorité neutre, soucieuse d’objectifs économiquement rationnels, centrée sur le maintien de la stabilité : la banque centrale indépendante, inscrite dans la durée, constante et vigilante, bref « crédible » parce qu’elle suit des règles transparentes et officiellement annoncées. Ce credo a trouvé dans les développements de la théorie économique et de l’économétrie des banques centrales diverses justifications « modernes »27. Mais ce succès de théories anglo-saxonnes issues de travaux menés surtout depuis les années 1970 a été rendu possible par l’existence d’une tradition européenne, plus particulièrement allemande, ancrée dans l’histoire des institutions monétaires28 . C’est ainsi que, dans cette tradition, l’attention à la quantité de monnaie en circulation dans l’économie est un élément clé de l’ordre social et s’est concrètement imposée, notamment sous l’influence des économistes de la Bundesbank, au sein des institutions monétaires européennes. On sait que, traumatisés par l’hyper-inflation du début des années 1920, les économistes et dirigeants politiques allemands (en particulier Konrad Adenauer et Ludwig Ehrard) n’ont cessé de faire de la stabilité monétaire une condition de la stabilité politique et sociale, au point que la Bank Deutscher Länder (puis Deutsche Bundesbank en 1957), créée après l’effondrement du nazisme, a été bâtie à partir de 22
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cet objectif de reconstruction. L’ordo-libéralisme allemand affirme ainsi la nécessité du maintien de l’ordre dans le domaine monétaire et du rôle d’une banque centrale « indépendante » dans la constitution d’une économie sociale de marché efficace. La définition de l’indépendance a toutefois évolué au moment du basculement dans la période néolibérale : au début des années 1970, dans le contexte des taux de change flexibles, plusieurs membres du conseil des gouverneurs de la Bundesbank y importent les conceptions monétaristes, centrées sur le contrôle strict de la quantité de monnaie émise par l’institut monétaire 29. Le cœur de la croyance économique officielle des banquiers centraux européens est le rejet de l’inflation, et plus précisément l’idée que le prix moyen des biens et services doit connaître une croissance faible, quasi nulle, afin d’assurer une dynamique économique soutenable à long terme : sans déficit excessif, endettement massif et autres déséquilibres macroéconomiques mortifères, dans une dynamique équilibrée et soutenable. Le caractère intrinsèquement instable et incertain de la vie économique est nié au profit d’une utopie articulée sur la stabilité de l’ordre économico-monétaire. La banque centrale, à travers le contrôle du refinancement des banques et donc de la distribution de crédits à l’économie est en mesure de limiter la source principale de l’inflation, à savoir l’émission excessive de monnaie. 23
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O bjectifs ,
objectifs intermédiaires
et instruments
Utilisant une terminologie militaire issue d’une conception instrumentale de l’économie héritée de la période keynésienne, les banquiers centraux distinguent objectifs, objectifs intermédiaires et instruments de la politique monétaire, trois niveaux articulés de décision et d’action. La stabilité des prix est l’objectif affiché exclusif de la BCE. Certes, elle le mène officiellement dans le cadre des objectifs plus larges de l’Union, mais ceux-ci ne forment qu’un environnement externe, dont elle est plus la « victime » que l’acteur30 . La BCE a, plus précisément, fixé à 2 % le seuil d’inflation au-delà duquel l’économie se trouverait dans une situation pathologique. Cet objectif anti-inflationniste rigide est poursuivi à travers la fixation d’objectifs intermédiaires : ce sont les fameux « deux piliers » de la BCE. Le premier est l’évolution de la masse monétaire (M3). Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas vraiment fait ses preuves jusqu’à présent, dans la mesure où il est nécessaire pour l’interpréter de distinguer les évolutions volatiles de court terme et les tendances sous-jacentes, dans une sorte d’exégèse permanente. De nombreux économistes européens de toutes obédiences le contestent fermement31. Le second est l’analyse de la conjoncture globale, notamment l’évolution des salaires et des prix. Ce second objectif intermédiaire est dit 24
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« économique » (par opposition à « monétaire ») et intègre un ensemble de données conjoncturelles. Certains économistes et banquiers centraux plaident aujourd’hui pour articuler l’ensemble des objectifs intermédiaires de la politique monétaire autour d’un indicateur d’inflation anticipée, relativement bien mesuré en général, et certaines banques centrales utilisent d’ailleurs déjà cet indicateur comme objectif intermédiaire. L’instrument principal utilisé par la BCE est l’action sur les taux d’intérêt dits directeurs. Fixés à l’occasion des réunions régulières du conseil des gouverneurs, il s’agit en Europe des taux REPO, taux d’intérêt à très court terme, qui ont un effet (au moins indirect) sur l’ensemble des taux d’intérêt fixés au sein de l’économie. « Les opérations principales de refinancement jouent un rôle pivot dans la politique monétaire. Elles apportent des liquidités et elles signalent l’orientation de la politique monétaire. Elles constituent le principal canal de refinancement des banques auprès du SEBC (…). Elles ont une fréquence hebdomadaire. Ce sont des opérations de court terme. Elles portent sur des cessions temporaires (mises en pension). Leur durée est, sauf exception, de deux semaines. (…) Le taux d’intérêt appliqué aux opérations principales de refinancement a un statut crucial. C’est le taux de l’opération principale de refinancement du SEBC. Il est le signal « par excellence » de la politique monétaire de la BCE » 32 . 25
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L a
réalisation des objectifs :
le combat gagné contre l’inflation
La BCE est incontestablement performante en matière d’inflation. Elle est parvenue, depuis 1999, à maintenir « sous contrôle » l’indice des prix harmonisé qui en constitue l’indicateur officiel, même s’il est resté à partir de 2000 très légèrement supérieur au niveau de 2 %.
Prix à la consommation 1999-2004 (% annuel de variation de l’indice harmonisé) 1999 2000 2001 Zone euro 1,1 2,1 2,4 États-Unis 2,2 3,4 2,8
2002 2,3 1,6
2003 2,1 2,3
2004 2,1 2,6
En dehors de l’année 2002, où le taux d’inflation américain a été inférieur à celui de la zone euro, la performance de celle-ci en matière de faible inflation est donc même assez nettement « supérieure » à celle des États-Unis entre 1999 et 2004. À l’échelle de l’histoire économique plus longue, une inflation de 2 % environ apparaît comme très faible 33 . Entre 1960 et 1973, l’indice des prix à la consommation a augmenté annuellement de 4,5 % dans ce qui est aujourd’hui la zone euro (hors Grèce) et de 4,3 % dans l’ensemble des pays de l’OCDE (OCDE, 1999), avant d’accélérer fortement durant la décennie suivante, ce qui a d’ailleurs suscité en partie la 26
l’o r d r e m o n é t a i r e v e c t e u r d e d e s t r u c t i o n é c o n o m i q u e e t s o c i a l e
radicalisation puis le retournement monétaristes. Durant la même période (1960-1973), le PIB réel par habitant avait augmenté respectivement de 4,8 % (zone euro) et 3,8 % (OCDE), soit beaucoup plus que durant les sept années d’existence de la BCE : plus d’inflation et beaucoup plus de croissance réelle, telle fut la caractéristique de la dernière période « keynésienne » pour l’économie européenne. Si l’on considère les 20 ans de forte croissance entre 1952 et 1972, les prix ont augmenté en moyenne annuelle de 2,52 % aux États-Unis, 2,61 % en Allemagne, 4,35 % au Royaume-Uni et 4,48 % en France : même dans les pays les moins inflationnistes et dont la banque centrale était « indépendante », la « norme » des 2 % a donc été assez largement dépassée en longue période, ce qui montre a contrario le caractère extrêmement restrictif de celle-ci dans un contexte de chômage de masse. Le succès relatif de la BCE en matière d’inflation ainsi mesurée cache un aspect important des variations de prix durant cette période : la forte progression des prix dans le secteur immobilier (loyers et prix des logements neufs ou anciens), qui grève de plus en plus les budgets des ménages, notamment des jeunes et des classes moyennes. De la même façon, le prix des actifs financiers a littéralement explosé dans la deuxième moitié des années 1990, contribuant à la croissance des revenus financiers mais aussi au déclin relatif des rémunérations salariales. Ainsi, la BCE surveille 27
o r d r e m o n é t a i r e o u c h a o s s o c i a l ?
l’inflation – et les variations de salaire – mais ne considère pas les prix des actifs (immobiliers et financiers) comme relevant d’un phénomène de même nature.
D es
économies en quasi - stagnation
Durant les six premières années d’existence de la BCE, la zone euro a connu l’une des périodes de plus faible croissance du PIB de toute l’histoire industrielle de l’Europe occidentale au xxe siècle, avec quatre années en dessous de 1,6 % de croissance annuelle du PIB. La France et l’Allemagne sont particulièrement concernées par cette contreperformance historique, qui a surtout affecté les salariés modestes, ne disposant pas de patrimoine accumulé sur plusieurs générations et confrontés aux incertitudes croissantes sur le marché du travail. Durant la même période, les États-Unis connaissent une année de très faible croissance et des résultats macroéconomiques (mesurés à l’aune du PIB) assez nettement supérieurs à ceux de la zone euro, sans toutefois apparaître exceptionnels. Ce décalage entre les deux dynamiques économiques, qui tend à devenir structurel, est-il sans lien avec une politique monétaire européenne restrictive visant à maintenir l’inflation à un niveau très bas et une politique budgétaire limitant de façon rigide les possibilités de relance de l’activité ? Est-il sans lien avec un taux de change qui, après avoir 28
l’o r d r e m o n é t a i r e v e c t e u r d e d e s t r u c t i o n é c o n o m i q u e e t s o c i a l e
diminué après les débuts de l’euro, a atteint en 2006 des niveaux très élevés (à près de 1,3 dollar pour 1 euro), qui réduisent fortement la compétitivité des produits issus de l’eurozone ? Une telle explication, dite « conjoncturelle » (mais qui est en fait devenue un fait structurel), de la faiblesse de l’activité est, nous l’avons vu, rejetée comme une hérésie par les gardiens de l’ordre monétaire : les causes de cette faible croissance n’auraient rien ou très peu à voir avec les politiques macroéconomiques menées en Europe sous l’empire de la doxa monétariste.
Croissance du PIB 1999-2004 (% annuel de variation) Zone euro États-Unis
2000 3,5 3,7
2001 1,6 0,8
2002 0,9 1,9
2003 0,6 3,1
2004 2,1 4,4
Le taux de chômage (au sens du BIT, Bureau international du travail) au sein de la zone euro reste très élevé durant le début des années 2000, au-dessus de 8 % : après avoir baissé durant la deuxième moitié des années 1990, il recommence même à augmenter entre 2001 et 2004 pour atteindre 8,9 % (et redescendre légèrement, à 8,5 %, en 2005). Le chômage est un fait massif et structurel en Europe et, plus encore, au sein de l’Eurozone : en 2004, il a atteint 9,5 % en Allemagne et 9,6 % en France. 29
o r d r e m o n é t a i r e o u c h a o s s o c i a l ?
De
la convergence à l’explosion ?
U n
déplacement de richesse
Il faut souligner que les écarts entre grandeurs monétaires (« nominales ») internes à la zone euro restent relativement élevés, contrairement à ce que laissent penser le discours sur la « convergence » des économies européennes et les fameux « critères de convergence » qui l’accompagnent : l’infla tion va en 2004 de 0,2 % en Finlande à 3,1 % en Espagne et la dispersion des taux ne baisse que très lentement. La tendance à la convergence des variations de prix, fréquemment martelée comme une évidence, est loin d’être aussi rapide qu’on aurait pu l’imaginer. Cela alors même que le niveau relatif des prix reste lui-même différencié. Derrière la convergence se cache donc le maintien volontariste dans un cadre commun rigide de pays connaissant des dynamiques de plus en plus manifestement contrastées, au risque de susciter des tiraillements politiques et sociaux de plus en plus importants, à l’intérieur des pays et entre les pays. Si les nombreuses prophéties en la matière ne se sont pour l’instant pas réalisées, on peut douter des possibilités d’un élargissement facile de l’Union monétaire dans un tel contexte.
en faveur des plus riches
Une analyse socio-économique des effets de la politique monétaire, budgétaire et salariale européenne sur la dynamique des ressources (revenus et patrimoines) des différents agents et groupes n’a 30
l’o r d r e m o n é t a i r e v e c t e u r d e d e s t r u c t i o n é c o n o m i q u e e t s o c i a l e
pour l’instant pas été systématiquement conduite, en particulier en tenant compte des différences nationales, principalement faute de données actualisées comparables34 . Néanmoins, un premier bilan global mené principalement à partir du cas français – qui n’est pas exceptionnel – fait apparaître plusieurs tendances difficilement contestables : • la progression très limitée des salaires et des revenus sociaux entre 1999 et 2005 : la progression annuelle des salaires nominaux est très proche de l’inflation ; la part des salaires dans la valeur ajoutée se maintient ainsi à un niveau historiquement bas ; • la hausse rapide des prix du secteur immobilier qui affecte le rapport à l’avenir des ménages les plus modestes ; • une hausse très rapide dans les années 1990 suivie d’une chute en 2000-2001 puis d’une nouvelle hausse, à un niveau légèrement moindre, de la valeur des actifs financiers ; la part des revenus financiers dans le revenu disponible brut des ménages suit peu ou prou la même évolution ; • le maintien de niveaux de profits, de dividendes et de gains financiers élevés, contrastant avec la faiblesse persistante de l’investissement productif. En conséquence, les indicateurs économiques d’inégalité et de pauvreté se dégradent35. Le taux de risque de pauvreté après transferts sociaux36 a, 31
o r d r e m o n é t a i r e o u c h a o s s o c i a l ?
par exemple, augmenté en France depuis 2002. À l’opposé, cette dynamique a contribué à renforcer la domination des propriétaires de patrimoine, qui ont vu, entre autres, la composante immobilière de celui-ci s’apprécier considérablement dans la dernière période. La croissance en France du nombre de foyers assujettis à l’impôt sur la fortune de solidarité illustre un phénomène de polarisation des richesses patrimoniales. Les inégalités de revenu (rapport interquintile) repartent aussi à la hausse en 2004 en France. La précarisation du marché du travail s’est affirmée depuis le début des années 1980, notamment sous l’effet des politiques de « réforme structurelle », sans que le taux de chômage ne connaisse de décrue importante : la flexibilisation du marché du travail européen depuis cette époque a accru la précarité sans avoir d’effet notable en matière d’emploi. Le taux de chômage global reste élevé au milieu de 2006, malgré sa décrue récente, à plus de 9 % en France, et de 21 % pour les 15-24 ans, soit quatre points de plus que la moyenne de l’Union européenne. Les taux de CDD, de travail intérimaire, d’emploi à temps partiel ont très fortement augmenté (ils ont globalement doublé) depuis le début des années 1980 et restent stables à un niveau très élevé, avec des variations conjoncturelles, depuis la fin des années 199037. Les inégalités de revenus telles qu’elles sont mesurées officiellement ont augmenté entre le milieu des années 1980 et 2000 dans une majo32
l’o r d r e m o n é t a i r e v e c t e u r d e d e s t r u c t i o n é c o n o m i q u e e t s o c i a l e
rité des pays de l’Eurozone pour lesquels on dispose de données : Autriche (avec un indice de Gini passant de 23,6 à 25,2 selon les données de l’OCDE38), Finlande (de 20,7 à 26,1), Grèce (de 33,6 à 34,5), Italie (de 30,6 à 34,7), Luxembourg (de 24,7 à 26,1), Pays-Bas (de 23,4 à 25,1), alors qu’elles étaient apparemment stables ou en légère régression dans les autres (Allemagne, France, Portugal), l’Irlande et l’Espagne faisant exception (respectivement de 33,1 à 30,4 et de 36,7 à 32,9). Mais on sait qu’en France les statistiques d’inégalités monétaires sous-estiment fortement les revenus du patrimoine, au point qu’une vive controverse a eu lieu sur le sujet en 2004, qui a conduit à la volonté de réformer ces statistiques39. Si l’on tient compte des inégalités d’emploi et de l’ensemble des autres sources d’inégalité (éducation, logement, santé, etc.), il est difficile de ne pas conclure à une augmentation globale rapide des inégalités depuis le milieu des années 1980 40 . On peut de plus constater, à la lumière d’indicateurs comme le BIP40, que cette croissance s’est accélérée dans les toutes dernières années (depuis 2002 en particulier), après une phase plus ambiguë (1997-2002). Ces tendances lourdes affectent la position relative des différents groupes sociaux41. Elles sont particulièrement défavorables aux jeunes salariés employés dans des statuts précaires, locataires (ou souhaitant accéder à la propriété), ne disposant pas de patrimoine immobilier ou financier42 . D’un 33
o r d r e m o n é t a i r e o u c h a o s s o c i a l ?
côté, le chômage, l’emploi précaire et des salaires maintenus à des niveaux relatifs très bas pendant une durée importante, de l’autre des gains financiers élevés, un patrimoine dont la valeur s’accroît. Cela traduit une dynamique socialement inégalitaire qui détruit progressivement la cohésion sociale (nationale et européenne) et qui est associée à des visions de l’avenir elles-mêmes de plus en plus fortement polarisées.
U ne
précarisation multidimensionnelle
Alors que le taux de chômage s’est maintenu à un niveau élevé au sein de la zone euro, la dégradation structurelle du marché du travail et de la qualité des emplois offerts a repris, tout particulièrement depuis 2002-2003. La période 1997-2002 est en France une période temporaire d’embellie du marché du travail : baisse assez importante du chômage, stagnation des indicateurs de précarité de l’emploi tels que le taux de CDD (Contrat à durée déterminée), de travail intérimaire ou de travail à temps partiel… Mais cette tendance commence à s’infléchir en 2003 et, à nouveau, le chômage et certains indicateurs de précarité recommencent à augmenter. L’emploi intérimaire repart par exemple à la hausse à partir du milieu de 2003, avec une déformation au profit des plus de 30 ans43. En 2005-2006, on observe une hausse des contrats en alternance (contrats d’apprentissage et contrats de professionnalisation), qui contribue à la croissance du nombre d’emplois aidés (et à 34
l’o r d r e m o n é t a i r e v e c t e u r d e d e s t r u c t i o n é c o n o m i q u e e t s o c i a l e
la baisse du chômage, également liée à la démographie favorable à l’emploi). Le travail à temps partiel dans les entreprises de 10 salariés ou plus augmente entre le premier trimestre 2004 (14,4 %) et le premier trimestre 2006 (15,3 %)44 . La tendance de moyen terme à la précarisation de l’emploi affecte tout spécialement les jeunes générations. Beaucoup mieux dotées en capital scolaire et aussi, de plus en plus, en capital « professionnel » acquis notamment à travers la multiplication des stages, les contrats en alternance et le salariat étudiant voire lycéen, les jeunes sont en même temps fortement affectés par une dégradation structurelle multiforme de leurs conditions d’insertion dans la vie active, surtout lorsqu’elles sont comparées à celles qu’avaient connues leurs parents. Ce processus redouble le déplacement de richesse au profit des détenteurs de patrimoine et des salariés de niveau élevé : en tant qu’actuels ou futurs salariés, les jeunes étudiants et lycéens perçoivent très clairement la dévalorisation tendancielle de leur capital scolaire et de leur position anticipée sur le marché du travail. Cette évolution est renforcée par les réformes reculant l’âge du départ à la retraite et diminuant le niveau attendu des futures pensions. L’avenir professionnel de cadre à statut fixe, à hauts salaires et niveau anticipé élevé de pension ne concerne plus qu’une frange minoritaire d’entre eux, l’ensemble des autres étant plongés dans les incertitudes de la succession d’emplois instables et de perspectives 35
o r d r e m o n é t a i r e o u c h a o s s o c i a l ?
de revenus limités, y compris après la fin de la vie active. Les données regroupées au sein du BIP40 montrent que cette précarisation produit des effets multidimensionnels : le taux d’incidents de crédits a fortement augmenté entre 1998 et 2003, de même que le surendettement, deux éléments clés dans les anticipations sociales des (jeunes) ménages, comme l’ont montré les sociologues du crédit 45. Alors que les revenus salariaux restent stagnants, l’accès au crédit, rendu attractif par les taux d’intérêt nominaux très faibles, peut représenter un piège pour les ménages modestes en cours d’insertion professionnelle. L’accès au logement est rendu lui-même plus précaire parallèlement à la menace accrue sur la stabilité des emplois. Loyers élevés, prix des logements encore plus élevés participent ainsi au sentiment d’incertitude associé à leur avenir. En somme, la BCE et les politiques économiques européennes qu’elle promeut ne sont pas tournées vers la stabilité, mais au contraire participent activement à la mise en place d’une dynamique socio-économique profondément déséquilibrée dans l’ensemble des pays européens. Comment des acteurs sociaux apparemment portés à valoriser la conservation et la reproduction peuventils contribuer ainsi à un processus destructeur de cohésion sociale ? 36
Les révolutionnaires de la BCE et le « modèle social européen » « L’euro va renforcer la concurrence entre les pays et les marchés et supprimer l’instrument du taux de change, qui pouvait servir jusqu’ici d’“airbag”. En clair : la compétitivité de nos économies ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur le marché du travail. Je trouve compréhensible d’être devenu le symbole du malaise des Français envers l’Union monétaire car avec leur politique d’attelage du franc au Deutsche Mark, ils abandonnent une partie de la souveraineté. Ce qui est en train de se passer entre la France et l’Allemagne n’est que les premières escarmouches. Les marchés financiers seront les gendarmes des nations. » (Hans Tietmeyer, janvier 1997). Les gardiens de la monnaie européenne sontils simplement des banquiers centraux « conservateurs »46 uniquement attentifs à la stabilité des prix, ou ont-ils en réalité un projet politico-économique 37
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plus vaste, un « agenda caché »47 ? La réponse n’est pas à chercher seulement dans les discours et les pratiques en matière de politique monétaire, voire de politique budgétaire et salariale, même s’ils peuvent livrer de nombreuses clés, mais dans les trajectoires des acteurs sociaux et dans leurs croyances politiques, sociales et économiques : ce détour par la sociologie des agents et des croyances permet en effet de comprendre ce qui sous-tend la dynamique même de la BCE et sa contribution, fondamentale, à une révolution néolibérale aux couleurs européennes. Au sujet des banques centrales, deux perspectives assez contradictoires coexistent aujourd’hui dans les discours publics. Pour la théorie économique, la banque centrale est une unité de décision rationnelle et stratégique qui se situe dans un cadre juridique, se fixe des objectifs et déploie divers objectifs intermédiaires et instruments pour les atteindre. Pour beaucoup de commentateurs, à l’opposé, le succès d’une banque centrale semble très directement lié à la personnalité singulière de son gouverneur. Dans nombre de discours journalistiques et même savants, les performances macroéconomiques des ÉtatsUnis dans les années 1990, abusivement qualifiées d’« exceptionnelles », sont attribuées à une très bonne politique monétaire (pas trop restrictive et en même temps vigilante sur le front de l’inflation) et celle-ci est directement imputée à son « maestro », Alan Greenspan48 . 38
les révolutionnaires de l a bce et le
« m o d è l e
s o c i a l e u r o p é e n »
Le premier type de discours évacue les agents économiques individuels au profit d’une conception institutionnelle de la rationalité : la banque centrale est un acteur rationnel et il s’agit plutôt de révéler a posteriori ses préférences et ses choix implicites ou de déterminer ses caractéristiques structurelles, non sans intention normative. Le second fait en quelque sorte revenir le refoulé du premier, à savoir l’existence de personnalités qui « incarnent » cette rationalité et sont valorisées en tant que telles, de manière quasi magique. Le recours à une sociologie des agents économiques conduit plutôt à poser un certain nombre d’hypothèses plus réalistes. L’unité de décision en matière de politique monétaire est une institution sociale : il s’agit de « conseils », dont les membres sont désignés par les autorités politiques. Cette unité forme un espace social relativement autonome, traversé de forces et d’intérêts plus ou moins contradictoires, économiques, administratifs, politiques, sociaux et intellectuels. Ces intérêts sont présents au sein des conseils mais sous une forme transfigurée. Les décisions et les stratégies globales de ces unités sont la résultante de rapports de force internes entre ces différents pôles en même temps que des conditions externes. Il existe ainsi une relation entre la structure sociale et les stratégies et orientations des conseils. 39
o r d r e m o n é t a i r e o u c h a o s s o c i a l ?
Q ui
sont- ils 49 ?
Les 18 membres du conseil des gouverneurs de la BCE en poste constituent un groupe d’individus très particuliers. Il faut d’abord distinguer parmi eux les six membres du directoire et les 12 gouverneurs des BCN. Les premiers sont le plus clairement l’incarnation du cœur du projet de la BCE, alors que les seconds sont des représentants des différents pays, dont les positions dépendent nécessairement pour une part des conjonctures, débats et réalités nationaux. C’est d’ailleurs au nom de cette diversité que les « minutes » de la BCE n’ont pas été rendues publiques, les éventuelles tensions ou divergences entre pays devant être gommées avant que les décisions ne soient constituées comme « européennes ». Parmi les six, président et vice-président occupent bien sûr une position centrale. Willem Frederik Duisenberg, président de l’Institut monétaire européen entre 1997 et 1998, puis de la BCE entre 1998 et 2003, a incarné un style à la fois académique et politique relativement fréquent en Europe : né en 1935 à Heerenven (PaysBas), détenteur d’un PhD (Philosophy Doctorate) obtenu à l’université de Groningen, il avait travaillé successivement au FMI, à la Banque des Pays-Bas, à l’université d’Amsterdam, avant de devenir ministre des Finances puis député socialdémocrate. Sa carrière de banquier central s’est ensuite accélérée, après un bref passage par le comité exécutif de la Rabobank, puisqu’il a été 40
les révolutionnaires de l a bce et le
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président de la Banque des Pays-Bas entre 1982 et 1997. Duisenberg est l’acteur principal d’un arrimage de la monnaie néerlandaise, le florin, au mark allemand, ce qui faisait de lui le représentant de la stratégie monétaire de désinflation impulsée par la Bundesbank. Jean-Claude Trichet, l’actuel président de la BCE, a un profil assez proche, mais plus technocratique puisqu’il est énarque et inspecteur des finances (il est également ingénieur civil des Mines et licencié en sciences économiques). Il n’a travaillé que trois ans dans le secteur privé avant de gravir patiemment les échelons politicoadministratifs au sein du secteur économique et financier : conseiller au cabinet du ministre des Affaires économiques en 1978, conseiller du président de la République entre 1978 et 1981, viceprésident des affaires bilatérales à la direction du Trésor entre 1981 et 1984, chef de cabinet du ministre des Affaires économiques, des finances et des privatisations en 1986, directeur du Trésor à partir de 1987. Celui qui fut le « professeur d’économie » du ministre des finances socialiste Pierre Bérégovoy représente l’excellence politicoadministrative à la française, mais le père de la « désinflation compétitive » doit les principales accélérations de sa carrière au soutien de dirigeants politiques libéraux (Monory, Giscard d’Estaing, Balladur…) autant qu’à son énergie institutionnelle et idéologique réformatrice. Le troisième personnage clé du directoire à partir de juin 1998 et jusqu’en 2006 est l’Allemand 41
o r d r e m o n é t a i r e o u c h a o s s o c i a l ?
Otmar Issing qui cumulait les charges de membre du directoire et de « chief economist » (économiste en chef) de la BCE. Né à Würzburg en 1936, ce professeur allemand s’est orienté vers l’économie après s’être intéressé à la philologie classique et à la science politique. Il obtient d’ailleurs en 1961 un doctorat de science politique (relations internationales). Sa carrière commence dans sa ville natale puis s’accélère à Erlangen-Nürnberg où il dirige l’Institut de relations économiques internationales, avant qu’il ne revienne à Würzburg entre 1973 et 1990 en tant que professeur et directeur du département d’Économie, affaires monétaires et relations économiques internationales. Après avoir exercé diverses fonctions d’experts pour le ministère fédéral de l’économie, il devient en 1990 membre du conseil de la Bundesbank. Issing a une trajectoire plus spécifiquement universitaire et doctrinale. En un sens, il est le père de la doctrine de la BCE en matière d’objectifs intermédiaires et n’a cessé de défendre les choix très orthodoxes de celle-ci au nom d’une philosophie monétaire issue de l’ordo-libéralisme, centrée sur le contrôle de la quantité de monnaie. Issing incarne la dimension extrêmement dogmatique et volontariste de la politique monétaire européenne. Son remplaçant (selon une décision imposée par le gouvernement allemand mais ne correspondant à aucun texte), nommé en 2006, Jürgen Stark, est docteur en sciences économiques et a rapidement mené sa carrière au sein de l’administration fédérale, au minis42
les révolutionnaires de l a bce et le
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s o c i a l e u r o p é e n »
tère de l’Économie puis des Finances. Il participe dans les années 1990 à divers comités de pilotage de l’UEM (Union économique et monétaire) où il est en charge de questions relatives à la stabilité financière. Collectionneur de minéraux et de fossiles, Stark possède quant à lui les dispositions ascétiques des banquiers centraux50 . Les autres membres du directoire depuis 1998 se caractérisent par des propriétés proches : un haut niveau de diplôme en sciences économiques (souvent un doctorat, fréquemment obtenu dans une université américaine prestigieuse), des carrières rapidement ascendantes au sein des banques centrales ou, moins souvent, de l’administration nationale et internationale. Tommaso PadoaSchioppa, membre du directoire entre 1998 et 2005 diplômé de l’université Bocconi de Milan et d’un master du Massachusetts Institute of Technology (MIT), a mené sa carrière à la Banque d’Italie et à la Commission européenne (où il a été directeur général aux affaires économiques et financières). Paddoa-Schioppa a présidé de nombreux comités stratégiques intergouvernementaux, en particulier européens, où il fut l’un des architectes de l’UEM. Lucas Papademos, vice-président de la BCE depuis juin 2002, a été assistant et professeur associé à l’université Columbia après une thèse au MIT et il enseigne depuis 1988 à l’université d’Athènes. Il a fait divers passages par le monde de la banque centrale (à Boston notamment) avant de faire carrière après 1985 au sein de la banque de 43
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Grèce, dont il est nommé gouverneur en octobre 1994. Il est l’auteur de nombreux articles sur les questions macroéconomiques et monétaires. Grec, formé à la science économique américaine de la côte Est, Papademos est caractérisé, comme d’ailleurs Padoa-Schioppa, par un style moins « faucon » (ou plus « colombe ») qu’Otmar Issing, mais il a lui aussi activement contribué à la mise en place de l’UEM. Gertrude Tumpell-Gugerell, autrichienne, est détentrice d’une thèse de doctorat en sciences économiques et sociales et a effectué sa carrière principalement au sein de la Banque d’Autriche et du ministère des Finances. Jose Manuel Gonzalez Paramo, membre du directoire depuis juin 2004, né en 1958, a également une trajectoire relativement académique : détenteur d’un PhD obtenu à Columbia, sa carrière est essentiellement universitaire, à l’université Complutense de Madrid, avec parallèlement un rôle de conseiller économique pour l’administration. À partir de 1994, il devient membre du conseil de la Banque d’Espagne. Lorenzo Bini Smaghi, né en 1956, a quant à lui soutenu sa thèse à Chicago puis mené sa carrière à la Banque d’Italie et, à partir de 1994 à l’Institut monétaire européen et à la Banque centrale européenne. Sirkka Hamalainen est docteur en économie de la Helsinki School of Economics and Business Administration et a mené sa carrière principalement comme économiste au sein de la banque de Finlande. 44
les révolutionnaires de l a bce et le
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À travers ces exemples, on mesure bien toute l’importance de la socialisation à la science économique universitaire, en particulier dans une université américaine : le style de trajectoire dominant parmi les membres du conseil des gouverneurs est désormais clairement issu du monde académique nord-américain. Christian Noyer, qui fut vice-président de la BCE (il est aujourd’hui gouverneur de la Banque de France, donc toujours membre du conseil des gouverneurs) a une trajectoire conforme à celle du haut-fonctionnaire à la française : IEP (Institut d’études politiques) de Paris, ENA (École nationale d’administration), « trésorien », directeur du Trésor entre 1993 et 1995, chef de cabinet du ministre de l’Économie et des Finances. Cette trajectoire paraît de plus en plus atypique dans un univers dominé par la science économique. Les gouverneurs de banque centrale nationale se répartissent entre des types de trajectoire assez proches de ceux des membres du directoire, même s’ils sont globalement moins académiques : une partie sont issus de la haute fonction publique nationale (Yves Mersch, John Hurley…), de la banque centrale (Antonio Fazio, récemment déchu, Matti Vanhala…), alors que d’autres ont un profil plus universitaire, comme Nicholas Garganas, qui a obtenu sa thèse à l’University College de Londres ou Victor Manuel Ribeiro Constâncio, qui fut professeur d’économie à Lisbonne. 45
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D’une manière générale, les deux pôles de l’univers des banquiers centraux en Europe sont donc l’université (avec une nette domination américaine) et la haute fonction publique financière (avec la banque centrale et le ministère de l’Économie et des Finances). Le passage par la politique reste relativement rare et les liens directs avec le secteur privé (surtout industriel) assez peu visibles. Il serait donc difficile de rapporter mécaniquement les prises de position et les croyances économiques des banquiers centraux à l’expression directe des intérêts conscients ou inconscients de fractions particulières de la finance privée. Ils sont plutôt des agents qui combinent le credo en une doctrine économique, parfois dérivée de principes philosophiques voire religieux issus de leur socialisation primaire, et une pratique politico-administrative réformatrice néolibérale. Il ne semble donc pas absurde de comparer les banquiers centraux à des agents du champ religieux ; ni simples prêtres ni prophètes inspirés, il s’agit plutôt de réformateurs, idéologues appliqués qui entendent agir dans l’ordre temporel au nom de principes spirituels rationnels.
U ne
utopie révolutionnaire ?
Karl Polanyi a montré dans La grande transformation51 que la libéralisation des marchés menée brutalement au xixe siècle en GrandeBretagne était le produit de la réalisation d’une utopie révolutionnaire, celle du marché auto46
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régulateur, institution politico-économique aux effets sociaux puissants. Les inventeurs de cette utopie, penseurs et acteurs économiques britanniques, ont œuvré pour qu’elle trouve sa traduction dans les principales institutions de l’époque : l’étalon-or en matière de commerce international, le libre-échange, le démantèlement des protections sur le marché du travail… C’est sur une version scientifique rénovée de cette utopie que le programme néolibéral fonde un projet tout aussi radical de transformation du monde. Si les libéraux américains ont reconstitué leur influence à partir d’une lecture de Hayek, de Friedman et du monétarisme scientifique qui a fait l’objet d’une importation en Europe, les libéraux européens ont construit leur propre utopie en faisant eux aussi une grande place à la monnaie, dans une perspective plus proprement européenne. L’unification monétaire est en effet pour eux un moyen de créer les conditions d’une transformation radicale du fonctionnement de l’économie européenne : la libéralisation du marché des biens et services et celle du marché du travail seront rendues vraiment possibles dans le contexte d’une monnaie unique qui permettra une mise en concurrence facilitée des acteurs économiques. Une véritable mystique de la monnaie anime ainsi les acteurs de l’unification monétaire : la monnaie unique, couronnement du projet économique européen, doit permettre de parachever les bases politiques de l’unification du marché 47
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européen, prélude à une unification politique de plus grande ampleur. De Jacques Rueff à Jean-Claude Trichet, en passant par Raymond Barre et Jacques Delors, les économistes d’État (hauts fonctionnaires et universitaires) français ont eu un rôle décisif dans le succès de cette utopie monétaire, qui n’est pas sans résonance religieuse. Mais il est vrai que la source doctrinale principale en revient sans doute aux économistes allemands « ordo-libéraux », en particulier les dirigeants et théoriciens de la Bundesbank. Hans Tietmeyer illustre sans doute le mieux la dimension mystique et quasi religieuse de ce projet. Théologien de formation, Tietmeyer voit dans la monnaie et l’argent un élément fondamental de la morale collective, contre un héritage chrétien marqué par la réticence à l’égard de l’argent. « Aux yeux de nombreuses personnes, l’argent n’a pas bonne réputation, encore moins dans le milieu de l’église. Dans la Bible, l’argent symbolise souvent une richesse inutile et injuste ainsi qu’un infâme matérialisme qui corrompt les hommes, les aveugle et les écarte du droit chemin. Cette vue étroite, qui a été forgée également par les conditions régnant à l’époque du haut Moyen Âge, a fait naître au cours de l’histoire bien des préjugés indéracinables. Ce sont ces idées préconçues qu’il convient de bannir, en analysant les fonctions réelles que la monnaie assume dans une économie moderne basée sur la division du travail, et en les acceptant. »52 48
les révolutionnaires de l a bce et le
« m o d è l e
s o c i a l e u r o p é e n »
La monnaie unique et le maintien de l’ordre monétaire ne sont pas des objectifs en soi. Leur fonction est fondamentalement politique. Ils doivent créer les conditions politiques de la formation d’un ordre économique idéal : celui-ci peut être défini comme l’articulation de trois grands marchés (marché des biens et services, marché financier, marché du travail), dont les États ne doivent être que les garants avisés du bon fonctionnement institutionnel. La pression structurelle à la « réforme » est donc un élément clé dans l’architecture des institutions monétaires européennes et dans la « mission historique » de la BCE. L’utopie portée par les banquiers centraux peut être considérée comme une conception particulière du « modèle social européen » : une monnaie unique gardée par une banque centrale indépendante et rationnelle, de grands marchés unifiés, libéralisés et ouverts à la concurrence mondiale. Cet idéal n’est au fond rien d’autre que celui de la destruction du « modèle social européen », menée au nom de l’Europe.
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Conclusion Sortir du monétarisme Comment sortir de la spirale de faible inflation, de stagnation, et de pression sur les revenus salariaux, en particulier des plus modestes, qui accélère aujourd’hui la destruction de toute idée de modèle social européen et la mise en concurrence interne et externe généralisée, en particulier sur le marché du travail ? Les analyses qui précèdent induisent peut-être certaines réponses. Si les politiques macroéconomiques (monétaire, budgétaire, salariale) doivent être replacées au centre du débat, comme tentent de le faire depuis plusieurs années les économistes hétérodoxes européens53 , et en France l’OFCE, ce sont aussi leurs acteurs sociaux, en premier lieu les membres du conseil des gouverneurs de la BCE, qui devraient être placés au centre du débat. Les « contre-sommets » altermondialistes ont contribué à éclairer les enjeux des grandes organisations internationales [OMC (Organisation mondiale du commerce), FMI (Fonds monétaire international) et BM (Banque mondiale)], et des sommets de chefs d’État (G7) : pourquoi les 51
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réunions de la BCE, gestion régulière (environ tous les 15 jours) de la politique néolibérale européenne, ne seraient-elles pas, elles aussi, placées au centre de l’actualité politique et sociale ? Les acteurs politiques conservent un atout fondamental dans les politiques monétaires : le pouvoir, certes très limité dans le temps, de nomination des dirigeants de la banque centrale. Les nominations des futurs membres de la BCE fourniront aux citoyens attentifs un indicateur de la volonté réelle de changement de leurs gouvernements. Si un gouvernement français prenait, par exemple, la décision de nommer un économiste critique comme Jean-Paul Fitoussi à la tête de la Banque de France ou au directoire, lors d’un prochain renouvellement, cela constituerait un signal de réorientation des politiques monétaires, même si celle-ci devait alors faire face à une administration profondément marquée par les politiques néolibérales, sans parler des « réactions des marchés » (qui peuvent être en partie anticipées). Le troisième niveau est, bien sûr, celui de la réforme des institutions monétaires et de la ré-appropriation politique des politiques macroéconomiques. Un changement de nature constitutionnelle seul permettra d’intégrer les objectifs de plein-emploi et de cohésion sociale parmi les objectifs de la BCE. Il est aujourd’hui souhaité par de nombreux partis et groupes politiques en France. Cette intégration est bien sûr nécessaire à une reconquête démocratique. 52
c o n c l u s i o n : s o r t i r d u m o n é t a r i s m e
Dans une conjoncture de tensions entre pays de l’Union sur les choix de politique macro économique qui pourrait survenir, subsistera toujours la possibilité pour un gouvernement de dénoncer les traités internationaux et de revenir sur l’unification monétaire. Les pays d’Europe occidentale restés en dehors de l’Eurozone n’ont pas particulièrement pâti de cette situation, bien au contraire : leurs performances macroéconomiques et sociales sont même en moyenne meilleures que celles des 12. Mais ce changement aurait pour effet de reconstituer le jeu spéculatif sur le change avec les attaques contre les monnaies nationales, dans un contexte de hausse du prix du pétrole, et heurterait de front les intérêts des fractions politiques, économiques, intellectuelles dominantes. Il supposerait le rétablissement immédiat du contrôle des capitaux pour lutter contre la spéculation financière. Cette possibilité peut s’avérer difficile à mettre en œuvre au sein d’un marché financier globalisé si elle ne s’accompagne pas d’un rapport de force global plus défavorable aux pouvoirs financiers. Ce rapport de force moins favorable à la « finance mondialisée » passe par la mise en place de la taxe Tobin et, plus largement, d’un ensemble de taxes globales sur la spéculation financière, par une régulation mondiale plus rigoureuse du secteur financier (avec par exemple la suppression des paradis fiscaux), une harmonisation fiscale au moins au niveau européen et un ensemble de 53
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mesures permettant de rétablir un contrôle démocratique des marchés financiers. La reconstitution d’un rapport de force global plus favorable aux citoyens est donc l’une des conditions politiques fondamentales de la sortie du monétarisme européen. La connaissance du rôle de la BCE et de ses acteurs fait ainsi partie d’un travail proprement politique, qui peut contribuer à cette ré-appropriation démocratique.
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Annexes : quelques propositions EUROMEMORANDUM 2005 : lors du 11 Workshop du groupe des Économistes européens pour une politique économique alternative en Europe, initié par Jörg Huffschmid, les propositions suivantes ont été formulées (in La démocratie sous l’emprise des marchés. Propositions pour le développement d’une stratégie intégrée en Europe, novembre 2005, p. 19) « Les politiques monétaires et budgétaires ont besoin d’une plus grande coordination pour être plus efficaces et être mises au service d’un haut niveau d’activité économique. Au niveau national, elles doivent pouvoir s’émanciper des limites arbitraires imposées par le Pacte de Stabilité et de Croissance et des diktats imposés par la politique monétaire de la BCE. Un euro-groupe disposant d’un statut renforcé lui permettrait de devenir l’interlocuteur privilégié de la BCE en matière de politique monétaire. Celle-ci doit explicitement figurer dans un tel dialogue et l’impact des politiques menées par les autres pays doit être pris en compte. Une réforme de la politique monétaire doit rechercher plus de coopération, plus de coordination et lorsque cela est nécessaire, un compromis e
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entre les différents objectifs macroéconomiques : croissance, emploi et stabilité des prix, fixés par la BCE et les autres acteurs : gouvernements nationaux, partenaires sociaux, Commission européenne. L’indépendance totale de la BCE, qui la met à l’abri du débat démocratique, est aberrante et anti-démocratique. Elle doit donc être corrigée. (…) Nous proposons : • que les objectifs de la BCE soient redéfinis, pour inclure des niveaux de croissance d’emplois élevés et durables et supprimer toute valeur de référence pour la croissance de l’offre de monnaie ; • que la BCE rende des comptes au Parlement européen et participe à la coordination des politiques monétaires et budgétaires ; • que la BCE ait un rôle de prêteur en dernier ressort et prenne la responsabilité de la stabilité du système financier européen. »
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Notes Interview de J.-C. Trichet, LCI, 20 mars 2006. La doctrine de la « désinflation compétitive » s’oppose à la notion de « dévaluation compétitive » : pour gagner des parts du marché mondial, un pays doit renoncer à jouer à la baisse sur le taux de change de sa monnaie et préférer renforcer sa compétitivité structurelle, sur le modèle de ce qu’aurait réussi l’économie allemande. 3 P. Bourdieu, « La pensée Tietmeyer », Contre-feux, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, p.51. 4 Voir J. Duval et al., Le « décembre » des intellectuels français, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, F. Lebaron, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Le Seuil, 2000. 5 Leszek Balcerowicz, par exemple, détenteur d’un PhD en sciences économiques, est aujourd’hui président de la Banque Nationale de Pologne. Vice-Premier ministre entre 1989 et 1991 puis entre 1997 et 2000, il est l’un des pères de la « thérapie de choc » polonaise. En 2000, il a reçu le prix Friedrich von Hayek, qui récompense un économiste ou un acteur économique ultralibéral. 6 Voir par exemple Paul W. Drake, Money Doctors, Foreign Debts and Economic Reforms in Latin America from the 1890s to the Present, Jaguar Books, 1993 ; voir également Y. Dezalay, B. Garth, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’État en Amérique Latine entre notables du droit et « Chicago boys », Paris, Seuil, 2002. 7 Parmi de nombreuses biographies d’Alan Greenspan, voir B. Woodward, Maestro. Alan Greenspan and the American Economy, Simon & Schuster (Trade Division), 2001. 8 On peut consulter sa biographie sur Wikipedia : http://en.wikipedia.org/wiki/Don_Brash 9 Voir F. Lebaron, Le savant, le politique et la mondialisation, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2003. 10 Voir M. Dévoluy, La banque centrale européenne, Paris, PUF, 1999. 1
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Partie III, Titre III, Chapitre 2, « Politique économique et monétaire », Section 2, « La politique monétaire ». Voir Traité établissant une Constitution pour l’Europe, Paris, Documentation française, 2004, p. 94-105. 12 Ibid. 13 Pour une analyse fondatrice de ce type d’interprétation du droit comme expression des formes de la vie sociale : E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 2004 [1893]. 14 La Grèce a rejoint l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la Finlande, la France, l’Italie, l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal. 15 J.-P.Fitoussi, La règle et le choix. De la souveraineté économ ique en Europe, Paris, Seuil, 2002 ; J. Sapir, La fin de l’eurolibéralisme, Paris, Seuil, 2006. 16 Voir en particulier Attac, Cette « constitution » qui piège l’Europe, Paris, Mille et une nuits, 2005. 17 L’idée que le développement des transferts sociaux et les politiques redistributives sont caractéristiques de l’Europe occidentale, par opposition aux États-Unis, est développée par A. Alesina et E.L. Glaeser, Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l’Europe, Paris, Flammarion, 2006 [version originale publiée en anglais en 2004]. 18 Une synthèse brève de ces discussions est présentée dans J.-C. Prager, F. Villeroy de Galhau, 18 leçons sur la politique économique, Paris, Seuil, 2006, Leçon 14, p. 426. 19 S . Le Bayon, H. Péléraux, « Immobilier, l’exubérance rationnelle », in OFCE, L’économie française 2006, Paris, La Découverte, p. 84. 20 P.Artus, L’euro et la Banque centrale européenne. Un premier bilan, Paris, Economica, 2001. 21 Voir P. Artus, C. Wyplosz, La Banque centrale européenne, Paris, Documentation française, 2002, p. 19-20. 22 Voir le petit ouvrage de Pascal Combemale, Introduction à Keynes, Paris, La Découverte, 1999, en particulier p. 107 et sq. 23 Voir J. Sapir, Les économistes contre la démocratie. Pouvoir, mondialisation et démocratie, Paris, Albin Michel, 2002. 24 L’idée que les agents sociaux sont porteurs d’anticipations formées collectivement est centrale dans la conception de François Simiand : voir en particulier Le salaire, l’évolution sociale et la monnaie, Paris, Alcan, 1932. 25 On a souvent attribué à Keynes l’idée d’une inefficacité de la politique monétaire au profit d’une valorisation de
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la politique budgétaire. Pourtant, dans l’optique keynésienne, la politique monétaire peut en réalité avoir un effet puissant dans la mesure même où elle modifie durablement les anticipations des acteurs : anticipations de profit des chefs d’entreprise, anticipations de revenus des salariés. Voir P. Combemale, Introduction à Keynes, op. cit. 26 Voir F. Chesnais (dir.), La finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configurations, conséquences, Paris, La Découverte, 2004. 27 Pour une introduction en langue française à ces différentes théories et à leurs racines dans l’histoire de la pensée économique, voir P.-J. Lehmann, De l’ange gardien du franc au bâtisseur de l’euro. Histoire et évolution des banques centrales, Paris, L’Harmattan, 2000. Pour celles et ceux qui souhaitent accéder aux textes fondamentaux, voir S. Eijfinger (Ed.), Central Bank Independence and Economic Performance, Ed. Elgar, 1997. 28 Cette tradition, qui se revendique explicitement du « néolibéralisme » (favorable à la liberté totale des marchés dans un cadre légal bien défini) et de l’« économie sociale de marché » est présentée en français dans l’ouvrage de Hans Tietmeyer, Economie sociale de marché et stabilité monétaire, Paris, Economica, 1999. 29 Voir Y. Steiner, Le coût réel de l’indépendance de la Banque centrale. Economie politique comparée de la Deutsche Bundesbank et de la Banque du Japon dans les années soixante-dix, Lausanne, Institut d’études politiques et internationales, 2003. 30 Des députés européens, autour de l’économiste français vert Alain Lipietz et de la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement, ont tenté en 2004 d’imposer l’idée que la BCE partage activement les objectifs fondamentaux de l’Union, y compris le plein-emploi. Cette tentative a avorté devant le credo fondamental de la BCE : elle a constitutionnellement pour objectif de maintenir la stabilité des prix. Voir http://lipietz.net 31 Voir P. Artus, C. Wyplosz, op. cit. 32 Voir M.Dévoluy, op. cit., p. 72-73. 33 Nous utilisons ici les données regroupées par J.-M. Jeanneney et G.Pujals, Les économies de l’Europe occidentale et leur environnement international de 1972 à nos jours, Paris, Fayard, 2005. 34 Voir par exemple J.-P. Fitoussi et J. Le Cacheux (dir.), L’État de l’Union européenne, Paris, Fayard / Sciences Po, 2005.
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ous utilisons ici, notamment, les « indicateurs structuN rels », instruments officiels de l’Union européenne. Voir le site officiel d’Eurostat : http://europa.eu.int/comm/ eurostat/structuralindicators, ainsi que les données du BIP40 : www.bip40.org 36 « Proportion de personnes dont le revenu disponible équivalent se situe en dessous du seuil du risque de pauvreté, fixé à 60 % du revenu disponible équivalent médian (après transferts sociaux) ». Cet indicateur sous-estime le niveau de pauvreté en ne tenant pas compte de manière exhaustive des revenus du patrimoine. 37 DARES, Premières synthèses et informations, « Contrats à durée déterminée, intérim, apprentissage, contrats aidés : les emplois à statut particulier ont progressé entre 1982 et 2002 », avril 2005, 14.2. 38 Panorama des statistiques de l’OCDE 2006. Economie, environnement et société, Paris, OCDE, 2006. 39 Voir le site de BIP40 : www.bip40.org 40 Voir aussi Attac, Pauvreté et inégalités. Ces créatures du néolibéralisme, Paris, Mille et une nuits, 2006. 41 Nous suivons ici un raisonnement inspiré par le sociologue François Simiand, Le salaire, l’évolution sociale et la monnaie, op. cit. 42 On retrouve donc ici une idée chère à Louis Chauvel, Voir en particulier Le destin des générations. Structures sociales et cohortes en France au xxe siècle, Paris, PUF, 2002. 43 DARES. Premières synthèses et informations, « L’emploi intérimaire au quatrième semestre 2005 : très légère hausse de l’emploi intérimaire », mai 2006, 20.2. 44 DARES. Premières synthèses et informations, « Activité et conditions d’emploi de la main-d’œuvre au premier trimestre 2006 », juin 2006, 26.2, p. 3. 45 Voir notamment P.Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000. 46 S elon les termes de l’article classique de K. Rogoff, repris dans S. Eijfinger, op. cit. 47 J.-P. Fitoussi et J. Le Cacheux (dir.), L’état de l’Union européenne, Paris, Fayard, 2005, p. 71. 48 Voir le dossier de la revue L’économie politique, « Greenspan, magicien ou illusionniste ? », n° 29, p. 5-49. 49 On s’appuie ici sur un travail prosopographique en cours, qui mobilise diverses sources documentaires : Who’s who in Central Banking, sites Web, etc. Pour des analyses portant sur le personnel administratif de la Commission européenne, je m’appuie en particulier sur les travaux du
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Groupe de sociologie politique européenne (IEP de Strasbourg), voir par exemple : D. Georgakakis, M. de Lassalle, « Les directeurs généraux de la Commission européenne. Premiers éléments d’une enquête prosopographique », Regards sociologiques, 27-28, 2004. 50 Voir F. Lebaron, « Les fondements sociaux de la neutralité économique. Le conseil de la politique monétaire de la Banque de France », Actes de la recherche en sciences sociales, 116/117, mars 1997, p. 69-90. 51 K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines économiques et politiques de notre temps, Paris, Flammarion, 1983 [1944]. 52 H. Tietmeyer, Economie sociale de marché et stabilité monétaire, Paris, Economica, 1999, p. 145. 53 Cf. Annexe sur l’EUROMEMORANDUM.
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Table des matières Introduction Un acteur invisible
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L’ordre monétaire vecteur de destruction économique et sociale
21 bjectifs , objectifs intermédiaires et instruments 24 O L a réalisation des objectifs : le combat gagné contre l’inflation 26 D es économies en quasi - stagnation 28 D e la convergence à l’explosion ? 30 U n déplacement de richesse en faveur des plus riches 30 U ne précarisation multidimensionnelle 34
Les révolutionnaires de la BCE et le « modèle social européen » Q ui sont- ils ? U ne utopie révolutionnaire ?
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Conclusion
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Sortir du monétarisme
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Annexes : quelques propositions
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Notes
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