Innovation et propriété intellectuelle : les bouleversements récents Cette contribution présentera tout d'abord quelques éléments d'analyse concernant le rôle du brevet et plus largement de la propriété intellectuelle dans l'économie de l'innovation. On insistera sur le fait que ce rôle est ambivalent, certains modes d'usage de la propriété intellectuelle peuvent être néfastes à la dynamique de l'innovation et que le contexte sectoriel compte par dessus tout dans l'analyse des coûts et des bénéfices de la
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propriété intellectuelle. Dans une seconde partie, nous décrirons les changements récents, qui concernent l'accroissement très important du nombre de brevets demandés et octroyés et le déplacement du domaine de la brevetabilité vers les stades-amont de l'innovation. Les effets de ces évolutions et les solutions possibles seront discutés.
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Innovation and intellectual property: recent upheavals We begin by discussing the role of patents—and, more broadly, intellectual property—in innovation. We emphasize the ambivalent nature of intellectual property, the fact that some modes of usage of intellectual property may be detrimental to the dynamic of innovation, and the importance of sectoral contexts in analyzing the costs and
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benefits of intellectual property. Then we describe recent changes: the so-called “patent upsurge” and the extension of the patent domain toward upstream innovation activities. We conclude by discussing the effects of these changes, and possible solutions for dealing with them.
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INNOVATION ET PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : LES BOULEVERSEMENTS RÉCENTS Dominique Foray Directeur de recherche au CNRS, Administrateur principal à l’OCDE Lorsque l’entreprise introduit une innovation sur le marché, elle peut décider de la protéger, en effectuant une demande auprès de l’Institut national de la propriété industrielle et en revendiquant la propriété de ce dispositif en le décrivant. Cet institut examine cette invention, pour vérifier les critères de nouveauté, de saut innovant (inventive step) et d’utilité industrielle. Lorsque le brevet est accordé, sa description technique est disponible et les concurrents peuvent la consulter et décider de faire mieux. C’est pourquoi le monopole peut être contourné. Par ailleurs, l’entreprise ne doit pas s’attendre à ce que l’Office des brevets l’avertisse des cas de contrefaçons : l’entreprise doit effectuer sa propre police. Enfin, l’entreprise paye chaque année une redevance pour entretenir son portefeuille de brevets. Mon exposé ne va pas traiter du brevet en tant qu’indicateur d’innovation, mais vise à fournir un état de la réflexion sur les effets positifs et ceux qui le sont moins en matière d’innovation et de croissance. Un débat existe ainsi sur différents aspects : ·
les brevets et un certain type d’objets (les gènes, les logiciels) ;
·
les brevets et un certain type d’institution (les universités);
·
les brevets et le développement économique.
Ces débats interviennent dans le cadre d’un changement de tendance dans les stratégies des firmes, mais également des objectifs des pays beaucoup plus favorables à l’innovateur-breveteur.
Les avantages et inconvénients des brevets Les avantages des brevets Les brevets permettent de récupérer au moins une partie de la rente découlant de l’innovation. En outre, le brevet permet de révéler les caractéristiques de son innovation, condition essentielle pour la transformer en marchandise, tout en étant assuré d’une certaine protection : le brevet permet la diffusion de l’innovation. De surcroît, le brevet crée des droits transférables, et il constitue un moyen de signaler la valeur future de l’effort technologique d’une entreprise. Enfin, les coûts du système sont fondamentalement supportés par le consommateur, et non pas par le contribuable.
Les inconvénients des brevets Le brevet crée un monopole et donc des distorsions sur le mécanisme de prix, puisqu’il est possible de fixer un prix supérieur au coût marginal. En outre, il existe un ensemble de coûts sociaux qui peuvent être liés à un certain type d’usage du brevet dans la société actuelle. Le brevet est souvent considéré comme une maladie nécessaire. La réflexion d’Edith Penrose, formulée au début des années 50, reste d’actualité : compte tenu de ce que nous savons aujourd'hui sur les brevets, il serait
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complètement absurde d’inventer le système, mais comme le système existe, il est tout aussi absurde de l’abolir aujourd'hui.
Le consensus sur les brevets est désormais remis en cause À partir des années 60 jusqu’à récemment, les économistes s’accordaient pour dire que le brevet était un bien pour l’innovation et pour la croissance si les effets négatifs étaient réduits, en suivant quelques règles très simples, comme l’exigence de description technique du brevet ou l’exclusion de la science du domaine de la brevetabilité.
Des excès dans les modes d’usage des brevets Aujourd'hui, les brevets croissent de manière spectaculaire : aux États-Unis, il y a désormais 300 000 demandes annuelles, dont 120 000 sont acceptées. De plus, il existe de plus en plus de demandes de brevets dans des activités de recherche scientifique, notamment dans le domaine de la biotechnologie. Enfin, brevet et innovation ne correspondent pas nécessairement : nombre de brevets recouvrent plusieurs innovations ; certaines innovations sont fractionnées dans un grand nombre de brevets. Ces problèmes ne sont certes pas nouveaux, mais ils ont atteint aujourd'hui une nouvelle dimension : les nouveaux modes d’usage de la brevetabilité font craindre un certain nombre de litiges et d’encombrement des champs d’innovation potentielle.
L’apparition de mécanismes alternatifs Il semble qu’il existe d’autres mécanisme d’incitation à l’innovation qui fonctionnent sans pour autant engendrer des situations de monopole. Par exemple, le secteur des logiciels libres connaît des taux d’innovation très importants, avec une qualité et une fiabilité remarquables, sans pour autant faire intervenir de brevets.
L’extension du domaine de brevetabilité Les brevets interviennent aujourd'hui dans des domaines nouveaux, qui sensibilisent les décideurs politiques. Ainsi, l’idée d’un brevet sur un test thérapeutique pour un type de cancer ou sur des méthodes éducatives suscite de vives interrogations.
La remise en cause de la protection des idées Les coûts de reproduction et de diffusion de la connaissance sont devenus très faibles, en raison du développement des technologies de l’information. Par conséquent, l’écart entre les possibilités d’accès à ces connaissances par les usagers potentiels et les prix de monopole deviennent de plus en plus importants. Cette tension s’exacerbe dans de nombreux cas, notamment lorsque la connaissance est totalement digitalisable, à l’instar de l’affrontement entre Napster et les grandes majors du disque.
Le changement d’échelle de la brevetabilité Un multi-usage de la brevetabilité Jusqu’à la fin des années 80, il existait un déclin des demandes de dépôt de brevet, mais cette tendance s’est clairement inversée. Cet accroissement peut difficilement être relié uniquement à la croissance des efforts de R&D.
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Il existe un paradoxe entre les études qui estiment que les firmes ne considèrent pas les brevets comme un moyen très efficace de protection et l’explosion du nombre de brevets. L’amélioration de l’environnement juridique, notamment aux États-Unis, constitue une explication de ce paradoxe. Cependant, cette explication n’est pas suffisante : alors que l’environnement juridique a faiblement évolué en Europe, nous constatons le même phénomène d’accroissement du nombre de brevets. D’autres explications partielles peuvent être avancées : la productivité de la recherche, l’apparition de nouveaux acteurs dans le domaine des brevets (universités, start-ups, laboratoires gouvernementaux privatisés en GrandeBretagne). Mais l’explication la plus convaincante réside dans une nouvelle méthode de management de l’innovation, où la création de propriété intellectuelle est au cœur de l’entreprise. Ainsi, Thierry Sueur, responsable de la propriété industrielle à Air Liquide, souligne que les services de propriété intellectuelle ne regroupaient auparavant que quelques juristes qui étaient consultés en dernière analyse. Or, aujourd'hui, le triangle propriété industrielle – marketing – R&D est au cœur de la stratégie de l’entreprise. Le brevet ne sert plus uniquement à protéger l’innovation, mais bien à de nombreuses stratégies, notamment des stratégies de marché, de vente et de valorisation de la technologie.
Les coûts de ce système D’un point de vue général, les coûts de transaction, notamment les coûts liés aux litiges, augmentent de manière considérable. De plus, il existe un certain nombre de phénomènes de blocage et d’encombrement lorsqu’il y a trop de brevets. En conclusion, il convient de réfléchir aux mécanismes de transition et de transfert entre le domaine privé des connaissances brevetées et le domaine public d’usage de ces connaissances. Il s’agit également de discuter des problèmes de licences obligatoires, et des problèmes de rachat par l’État de certains brevets privés pour les remettre dans le domaine public. Enfin, il convient d’encourager une évolution des pratiques des Offices de brevets pour qu’ils redeviennent plus restrictifs sur les critères de brevetabilité.
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