BUG !
D e l’a r t c o n t e m p o r a i n e n E s s o n n e
le collectif des villes pour la culture en essonne
Bures-sur-Yvette Épinay-sous-Sénart Évry Communauté de communes du Pays de Limours Communauté de communes des Portes de l’Essonne Gometz-le-Châtel Morsang-sur-Orge La Norville Palaiseau Le Plessis-Pâté Vert-le-Petit Viry-Châtillon
[Bug !]
Édito Susciter l’étonnement, la surprise, favoriser la rencontre avec l’art contemporain dans l’espace public, tels étaient les objectifs du projet BUG porté par le Conseil général de l’Essonne, le Collectif des villes pour la culture en Essonne et l’Agence culturelle et technique de l’Essonne (Acte91, aujourd’hui Artel 91). Onze œuvres, dont vous allez découvrir les descriptifs dans ce catalogue, ont été créées dans les douze communes qui ont participé au projet. Les quatorze artistes originaires de toute la France ont été retenus par un comité technique de sélection composé de spécialistes de l’art contemporain mais aussi de représentants des partenaires du projet, parmi les trente-neuf dossiers reçus après l’appel à projet. D’avril à juin 2006, l’art contemporain a été ainsi présent dans des communes très différentes qui, pour la plupart, ont peu ou pas l’habitude de recevoir ce type de démarche. Elles ont accueilli des installations* d’objets, de vidéos, de sculptures, mais aussi des performances*. Ce projet a permis aussi de proposer au public des actions culturelles et de sensibilisation sous forme de conférences, d’ateliers et de formations. Cette invitation à découvrir les artistes a apporté au public des outils d’analyse pour que chacun invente sa propre lecture des œuvres. Ainsi, lors de rencontres, des liens se sont construits avec des sujets de société et des questionnements de scientifiques, qui ont fait l’objet de contributions présentées aussi dans cet ouvrage.
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Ce temps a été riche de rencontres, de parcours, mais aussi d’expériences de
Détail de Désir d’imprévu, Studiometis, Évry.
Édito
vie qui ont donné la possiblité à des personnes plus ou moins éloignées de l’art contemporain d’intégrer des démarches de création, comme avec Sophie Solnychkine et Pierre-Jean Grattenois à Vert-le-Petit et Épinay-sous-Sénart lors d’un projet participatif autour d’une œuvre tricotée. C’est pourquoi, en plus d’être moteur dans les champs artistiques, le Conseil général de l’Essonne a à cœur de s’associer aux acteurs locaux afin d’optimiser des actions et travailler dans le sens d’un partenariat fructueux. Notre présence dans l’opération BUG, aux côtés des équipes d’ARTEL 91, témoigne de cette volonté ; elle révèle aussi l’attention portée aux échanges entre les sciences et les arts, posant les bases d’un rapprochement toujours plus important entre les disciplines. Au final, le projet BUG aura tenu toutes ses promesses. Il nous aura apporté des surprises, et aussi un peu d’humour dans notre monde… sans aucun bug dans son organisation ! Nous remercions toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont participé à ce projet et nous vous donnons rendez-vous pour une nouvelle aventure en 2009.
Michel Berson
Patrice Sac
président du Conseil général de l’Essonne
président d’ARTEL 91 vice-président chargé de la culture et du tourisme du Conseil général de l’Essonne
Page suivante Bug 2006, de Jean-Paul Fitelli, à Épinay-sous-Sénart.
Édito
titre courant
.dan(18)
.des(26)
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bug !
.dro(44)
.kat
(50)
.off(58)
.reu(62)
.seq(64)
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Ornic’art : : Bug Off
.six(70)
.uni(76)
3
Édito
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Laurent Sfar : : En réunion à l’extérieur
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Le collectif des villes pour la culture en Essonne
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Sophie Solnychkine et Pierre-Jean Grattenois : : Séquence erronée
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BUG, le projet
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Jean-Paul Fitelli : : Bug 2006
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Jérôme Abel : : Unité 01 : double sonore
bug in situ : 11 installations : 12 villes : 14 artistes 18
Émilie Pitoiset : : Dancefloor, opus pour un sourd 2
contributions
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Studiometis : : Désir d’imprévu
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Olivier Salon : : Bug brut, pur bug : du bug
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Christine Maigne : : Diaporama
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Christian Jacquemin : : DivXPrime : créativité artistique et génétique informatique
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France Cadet : : Cyber Dog
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Sandra Foltz : : Drosera
annexes
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Karine Maire et Romain Nicoleau : : Le Katamarrant
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Glossaire
Nota : les termes expliqués dans le glossaire sont repérés par un astérisque (*) à leur première occurrence dans un article.
sommaire
sommaire
Le collectif des villes pour la culture en Essonne Le Collectif des villes pour la culture en Essonne est issu de la jonction de deux démarches, impulsées par des municipalités ayant pour point commun d’avoir mis en œuvre de véritables politiques culturelles sans disposer d’équipement de diffusion clairement identifié sur leur territoire. La première démarche a été menée par de petites communes situées à proximité les unes des autres (La Norville, Bouray-sur-Juine, Vert-le-Petit) dans le sud « rural » du département. Cette collaboration a abouti à la création de différentes manifestations (stages, ateliers d’écriture, résidence d’écrivain…) soutenues par l’Agence Culturelle et Technique de l’Essonne. Cette intercommunalité de projets a permis la mise en œuvre d’initiatives qui n’auraient certainement pas vu le jour si ces villes étaient restées isolées. La deuxième démarche est née de la rencontre de deux villes (La Norville et Morsang-sur-Orge) qui a abouti à une volonté d’ouverture à d’autres communes du département de tailles différentes, d’environnement rural ou urbain, et n’étant pas forcément à proximité les unes des autres, mais partageant deux caractéristiques communes : une expérience de travail de développement culturel et une absence de lieu de diffusion. Un texte d’intention a été réfléchi collectivement et mis au point le 25 avril 2000. La vocation du collectif est d’être un lieu d’échange et de réflexion : quelles politiques culturelles ? Quel type d’intercommunalité ? Quels équipements ? (Toutes
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ces questions sont ouvertes.) Cette mise en réseau des expériences permettra de
Détail de Séquence erronée, Sophie Solnychkine et PierreJean Grattenois, Vert-le-Petit.
rompre l’isolement dans lequel sont trop souvent les élus et les professionnels de
Le collectif des villes pour la culture en Essonne
la culture dans leur ville. L’ambition est donc de constituer un réseau essonnien des villes pour la culture. Le collectif peut être un véritable point d’appui à un certain nombre de projets. De leur génèse jusqu’à leur aboutissement autour des propositions suivantes : • mettre en œuvre une réflexion et de nouvelles pratiques concernant les publics ; • aider à la création, à la diffusion, à la formation artistique ; • réaliser et inscrire des projets dans la durée ; • soutenir des actions de formation et développer les pratiques amateurs ; • être force de propositions de projets avec nos partenaires institutionnels (État, région, département). Le premier acte fondateur du collectif des villes fut un projet arts plastiques mis en réflexion collective dès le 30 mars 2000. Il s’agissait d’organiser une exposition par commune présentant le travail d’un artiste sur le thème du clonage. Douze communes du collectif (La Norville, Morsang-sur-Orge, Vert-le-Petit, Viry-Châtillon, Villiers-sur-Orge, Ollainville, le Plessis-Pâté, Sainte-Genevièvedes-bois, Itteville, Bouray-sur-Juine, Juvisy-sur-Orge, Chilly-Mazarin) se sont lancées dans l’aventure. Un partenariat fructueux s’est instauré avec l’École doctorale de l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, le Centre d’étude et de recherche en arts plastiques de Paris-I (CERAP), l’IUFM de l’académie de Versailles (centre d’Étiolles), l’asso ciation Formation-échange-culture, et Acte91. Tous nous ont magnifiquement aidés dans l’organisation, la promotion et le financement de cette première manifestation. Le succès de cette première réalisation du Collectif des villes pour la culture en Essonne a permis de faire mûrir un nouveau projet autour de la création et de l’art contemporain : le BUG.
Cyber Dog, France Cadet, Bures-sur-Yvette.
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Le collectif des villes pour la culture en Essonne
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BUG, le projet Le bug est issu du monde informatique, il est la traduction anglo-saxonne de punaise, insecte. L’histoire raconte que le mot est apparu le jour où une panne a été résolue par un technicien qui a découvert un insecte coincé dans l’ordinateur (1945). Il est devenu, par extension, microbe, virus. En français, on a traduit bug par bogue. Un bogue informatique est une anomalie dans un programme l’empêchant de fonctionner correctement. Sa gravité peut être bénigne (défauts d’affichage mineurs) jusqu’à atteindre des proportions majeures (explosion du vol 501 de la fusée Ariane 5). Dernièrement, le bug a pris des dimensions catastrophistes avec les grandes peurs collectives. Le passage à l’an 2000 en était la meilleure preuve, quand tous les ordinateurs étaient censés ne pas reconnaître la date et se croire en 1900. Aujourd’hui, les bugs agissent de manière plus diffuse dans la société. Le bug est passé dans le langage commun et il étend son domaine audelà de l’informatique. Surprenons la conversation d’adolescents et nous entendrons se répéter : « Ça bogue ! » Le bug engloberait d’autres catégories de termes : défaut, erreur, anomalie, grain de sable, faille, incident, accident, imprévu… Dans ce projet, le premier bug est manifeste dans la volonté d’inscrire l’œuvre d’un artiste au sein d’un espace public. Rompre avec un lieu dévolu à l’art, réservé à un public averti, est l’occasion d’offrir une nouvelle place à l’œuvre s’inscrivant dans le lieu commun à tous, celui d’un collectif. Elle s’intègre dans l’ensemble des espaces de passages et de rassemblements, au cœur d’une scène sur laquelle s’expriment les opinions et les débats d’une société, espace qui n’appartient à personne mais dont chacun est responsable. L’œuvre participerait à ce lien social qui constitue une culture. La plupart des œuvres offrent d’ailleurs une dimension participative, l’intervention du public.
le projet
Page précédente Détail de Bug off, Ornic’art, Palaiseau.
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Le bug, vu par les artistes, révèle divers partis pris. - introduire un écart entre une intention et son interprétation singulière pour favoriser le dialogue entre les participants (Sophie Solnychkine et Pierre-Jean Grattenois) ; Détail de Bug Off, de Ornic’art, à Palaiseau et à la communauté de communes du Pays de Limours.
- répéter en série jusqu’à faire le choix de l’incident ou de l’aléatoire (Karine Maire et Romain Nicoleau) ; - programmer une défaillance technique dans un système bien rodé (Jean-Paul Fitelli) ; - provoquer une déficience visuelle afin de retrouver une disponibilité envers son environnement* (Christine Maigne et Émilie Pitoiset) ; - témoigner d’une expérience intime (collectif Ornic’art) ; - s’insérer en milieu urbain (Sandra Folz, Jérôme Abel et Laurent Sfar) ; - opérer et infiltrer des comportements étranges (France Cadet) ; - programmer le direct (collectif Studiometis). À travers les œuvres des artistes, il est question d’observer comment le bug, ensemble des incidents du monde quotidien, ouvre sur une interrogation sur la société. Car le bug joue comme un révélateur de problèmes ancrés dans ce monde quotidien. Le bug parle des ratés, de tout ce que la société voudrait ne pas prendre en compte. Il y a inévitablement des bugs quand les choses vivent. Ils montrent l’instabilité des choses, la précarité, l’incident inhérent à toute avancée scientifique. C’est la raison pour laquelle le parti pris des artistes résonne avec des sciences sociales (urbanisme, ethnologie, sociologie, robotique, biologie, cybernétique). Un dialogue constant a lieu entre l’art et la science pour comprendre où se loge le bug et comment il est traité par l’un et l’autre secteurs. Symptôme d’une société qui se construit sur un mode accéléré, il donne l’occasion d’interroger notre environnement et notre humanité. C’est surtout pour chacun l’occasion de redécouvrir son espace, sa ville, en s’interrogeant sur la place qu’il peut occuper.
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le projet
le projet
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"localhost"
bug in situ 11 installations 12 villes 14 artistes
Émilie Pitoiset : : Dancefloor, opus pour un sourd 2 Installation in situ, Morsang-sur-Orge
Le visiteur est invité à monter sur une estrade circulaire de six mètres de diamètre et à vivre une expérience sensorielle. Plongé dans une semi-obscurité, il se retrouve dans la situation d’écoute de ses propres sens. Quatre capteurs placés sur la piste de danse détectent sa présence et déclenchent le dispositif. Des caissons acoustiques dissimulés diffusent des infra-basses de musiques empruntées à l’univers des discothèques. Ces vibrations venant du sol interfèrent sur la lumière aux reflets changeants produits par une boule à facettes et les effets d’un stroboscope. Les basses pénètrent les personnes et mettent en vibration l’ensemble de l’architecture du salon du Château de Morsang-sur-Orge. Plongés au cœur d’une expérience physique, les corps des visiteurs sont réceptifs aux échanges sonores et visuels. Ce dancefloor est pour l’artiste « une allégorie du processus de captation du son et de la musique que les personnes sourdes ou mal-entendantes ressentent grâce aux vibrations qu’elles procurent sur leur corps ». Ces variations de lumière et cette perturbation de l’espace interrogent le spectateur dans sa capacité à se rendre disponible et réceptif face à une déficience. La découverte de ce nouveau monde, où l’acuité visuelle et auditive se trouve déstabilisée, est amplifiée par la situation décalée de cette piste de danse. Que fait un dancefloor dans un décor du xviiie siècle au plafond à la française, aux boiseries peintes et rechampies du style Louis XV ? La première perturbation naît justement de cet anachronisme. Cette installation* in situ*, transformation du lieu d’accueil réalisée non pas, pour ou en osmose avec ce lieu, mais contre ce lieu, incite à faire l’expérience physique d’un espace, à l’habiter. Cette intrusion dans un espace est en accord avec l’intention de l’artiste de « mener un projet qui interroge plus profondément la physicalité de l’espace en tant que tel en travaillant sur la contamination de l’espace au sens propre et figuré ».
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morsang "localhost"
Dancefloor, opus pour un sourd 2 .dan
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Comme l’indique le titre Opus pour un sourd 2, faisant référence à l’ouvrage numéroté de l’œuvre complète d’un compositeur, la question d’une mise en danger de la communication fait bien partie des préoccupations de l’œuvre d’Émilie Pitoiset. Que ce soit dans Beginner’s Erratum, où la méthode d’apprentissage de guitare dans sa fonction aliénante produit une écoute absurde qui n’aboutit qu’à très peu de résultats dans l’avancement de la formation, ou dans son Motus et bouche cousue, œuvre dirigée par un interprète en langue des signes française à la manière d’un chef d’orchestre, il s’agit de faire taire une des facultés de réception pour en développer une autre. En l’occurrence, dans l’œuvre Dancefloor, Opus pour un sourd 2, le silence est visuel, pour nous permettre d’être à l’écoute de l’espace environnant. Évoquons l’œuvre radiophonique de Nathalie Sarraute, où le silence assourdissant d’une personne déclenche un délire d’interprétations et où les personnages invisibles rendent l’oreille de l’auditeur plus sensible au silence porté. Émilie Pitoiset offre une pause, un soupir, où le fait de parler d’un silence est un procédé qui permet de mettre en avant, de grossir ce qui serait autrement invisible, imperceptible.
Émilie Pitoiset crée des situations où le public se trouve au cœur d’une expérience physique, sensorielle. En remettant en question la faculté de réception face à une déficience, elle révèle certains systèmes de communication qui excluent l’individu. www.be-tween.net
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morsang "localhost"
.dan
Quel était le dispositif de l’œuvre, sa situation, son sens aussi ?
➘ Le corps fait architecture et constitue un des obstacles qui permettent de réfléchir le son. Les infrasons constituent les vibrations qui sont ensuite directement captées par le corps. Dancefloor est une allégorie du processus de captation du son et de la musique, que les personnes sourdes ou mal-entendantes ressentent grâce aux vibrations qu’elles procurent sur leur corps.
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Il s’agit ici d’aller à l’encontre du dancefloor en proposant un dispositif qui restitue les codes établis de la piste de danse (podium, stroboscope, boules à facettes) mais dans une version silencieuse. Seul l’attribut des vibrations par le sol indique une possible danse. Sur un podium de 6 m de diamètre se dissimulent deux caissons de basse disposés de manière à traduire les conditions sine qua non à la réflexion de vibrations, espace dans lequel le spectateur est invité à déambuler. Par l’intermédiaire de ce dispositif sonore silencieux, le mouvement des visiteurs constitue l’énergie première captée grâce à des capteurs à ultrasons. Cette matière est ensuite réinterprétée en temps réel par l’intermédiaire d’un programme et diffusée simultanément sous la forme de vibrations amplifiées qui se dégagent de caissons de basse diffusant les infrabasses (10 à 40 Hz). De manière métaphorique, le spectateur est comme une goutte qui forme l’onde au moment où elle perce une nappe d’eau. De quelle manière intervenez-vous sur l’architecture du lieu ?
➘ J’ai toujours souhaité travailler sur la physicalité d’un lieu. L’inter
morsang "localhost"
vention que j’exerce ici sur l’archi tecture renvoie incontestablement aux limites de l’espace mais aussi aux limites de réception sensitive du corps, de l’ouïe. Le salon rose du château de Morsang-sur-Orge est constitué principalement de bois (le sol, les murs) et de verre (les fenêtres) qui conduisent parfaitement les vibrations. Lorsque les spectateurs montent sur le podium, ils déclenchent le système de résonance. Le podium entre en vibration et conduit ainsi l’oscillation par le plancher. Une fois l’onde émise, elle continue à se déplacer. Elle prend de l’amplitude et devient de plus en plus élastique. Le programme lui fournit un apport énergétique périodique constant, lui permet de continuer de se propager et d’atteindre davantage de parois. Une fois que l’onde s’installe et se réfléchit de toutes parts, il devient difficile de la contrer. L’énergie accumulée dans l’espace met en résonance l’architecture. Le bois et les fenêtres vibrent. Le système d’entrée/sortie des spectateurs grâce aux capteurs à ultrasons est important ici, car il fonctionne comme un interrupteur et ne laisse pas les ondes se propager dans l’espace conti-
nuellement. Autrement, je me demande si les vitres n’auraient pas cédé. Pourquoi ce titre ?
➘ Cette pièce est en écho à la performance* intitulée Motus et bouche cousue, Opus pour un sourd, réalisée pour l’exposition Densité ±0, à l’ENSBA, à Paris, avec les commissaires Caroline Ferriera et Marianne Lanavère, en 2004. Une interprète en langue des signes dirige, à la manière d’un chef d’orchestre, un public disposé selon le schéma classique d’un orchestre, en trois parties. Les spectateurs surpris devinrent les acteurs principaux de la pièce sonore. Il fallut un moment pour faire silence. Pendant ce temps, l’interprète signa une histoire déconstruite, sans rapport, incompréhensible pour un malentendant. Le public réalisa ainsi qu’il ne s’agissait pas d’un « Opus » traditionnel. La performance ne dura que 5 minutes, ne leur permettant pas de s’installer dans leur rôle. L’interprète n’était qu’une apparition. Un dialogue avorté. À contrario, Dancefloor, Opus pour un sourd 2 s’étend, prend de la place, se propage. Le rapport communicatif devient possible sur la piste (lieu généralement inadapté
à la discussion). Au moment où la musique se répand, l’onde s’interpose, devient intrusive et occupe les corps. Cette écoute inhabituelle pour un entendant gêne certains, d’autres curieux explorent cette perception. Opus pour un sourd est un oxymore. Dans les deux pièces citées précédemment, la question du silence oppose l’idée du concert pour l’un et de la discothèque pour l’autre. Les chemins usuels qui nourrissent la mémoire collective de ces lieux codés s’en trouvent déformés. Le silence véhiculé par ces pièces renvoie à leur propre bruit. C’est ainsi qu’elles gênent, perturbent, mettent mal à l’aise.
et l’architecture. Cet élément physique provoque une sensation intérieure dans un contexte collectif de la piste de danse. La perception du son devient une expérience singulière dont le corps est la première limite de réception. L’espace et la réflexion des ondes fixent la seconde. La résonance peut ainsi provoquer un malaise dû à une écoute du son par le corps qui pour un entendant est mal éduqué. Le noir de la salle amplifie ce phénomène, car il annule nos repères et nous renvoie à notre intériorité.
Vous dites «travailler sur la contamination de l’espace au sens propre et figuré», mas aussi « chercher un élément physique qui fixe les limites entre le public et l’intime, le montré et le caché, le dit et le non-dit, la transgression, la destruction». Que cela signifie-t-il ? L’idée véhiculée dans Dancefloor s’articule autour d’une présence sonore perceptible grâce à la résonance du lieu. Lorsque je dis que je contamine l’espace, il s’agit de jouer sur l’espace infra-mince de la vibration perceptible par le corps
Dancefloor, opus pour un sourd 2 .dan
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Studiometis : : Désir d’imprévu Environnement Vjing, La galerie du Théâtre de l’Agora d’Evry
L’œuvre de ce collectif présente une nouvelle forme d’expression artistique appelée VJing*. Elle s’inscrit dans les préoccupations de la ville nouvelle d’Évry qui, à travers une rencontre appelée le SIANA1, choisit de défendre la création numérique. L’œuvre du collectif investit un espace, la galerie du Théâtre de l’Agora d’Évry, en métissant les disciplines, les médias et les cultures. Les frontières entre la photographie, la vidéo, le design, l’architecture, la musique, la théorie sont éclatées. L’œuvre se présente sous la forme d’un environnement* composé de mobiliers (coussins, fauteuil, table basse, bonbonnes à eau, frigidaire) assurant le confort du public, d’un équipement électronique (vidéo-projecteur, écran, moniteur vidéo, sono, table de mixage) proposant une interactivité entre l’image, le son, le texte et le public. Située derrière une vitrine du centre commercial, elle s’expose au regard. Le public est invité à pénétrer cet espace de convivialité, propice à la détente, espace de connaissance hédoniste. Cette création d’espace à vivre est à l’image des 1. SIANA (semaine internationale des arts numériques et alternatifs) est un symposium organisé depuis 2005 par l’INT (Institut national des télécommunications), la ville d’Évry et la Scène nationale d’Évry et de l’Essonne, qui a pour objectif de créer un espace transdisciplinaire de dialogue et d’enrichissement mutuel entre chercheurs, artistes, ingénieurs et managers dans un esprit de recherche, de questionnement commun autour de la création numérique.
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bains publics japonais, reliques des temps anciens où il n’y avait pas l’eau courante dans les maisons, aujourd’hui devenus lieux de vie où le visiteur satisfait son désir de plaisirs simples et communautaires (bains, massages) tout en admirant les fresques murales du Mont Fuji. Trois modes sont proposés au public : le contemplatif, la performance* et le ludique. Le premier propose un espace méditatif sous la forme d’une diffusion de fondus enchaînés de photos de voyage à travers la ville d’Évry, accompagnés d’une musique aux sources variées et propices au relâchement. Expérience méditative, il s’agit de réapprendre à regarder, écouter, se détendre, comme nous le confie un
evry "localhost"
Désir d’imprévu .DES
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des membres du collectif : « Je cherche à créer un espace musical à la confluence
comme le choix d’une séquence d’images et le rythme de leur diffusion. Tel un VJ,
du rêve, du détachement et du métissage culturel, (…) un espace sonore où l’on
le participant contrôle le temps, le ralentit ou l’accélère, synchronise le flux des
perdrait nos références au temps. »
images et la musique qu’il choisit. Ces rendez-vous se réalisent grâce à la présence
Le deuxième mode permet une interaction en temps réel d’images
d’un membre du collectif qui va à la rencontre du public pour lui proposer une
chronophotographiques, de citations théoriques, de Haïku originaux et de
discussion, une performance, un massage ou une expérience VJing.
musique, le mixage de l’image et du son se faisant en direct par un VJ*. Il s’agit de
Le public est transporté dans un voyage immobile où il décide de son temps et de
sensibiliser le public au plaisir de l’improvisation. L’image chronophotographique,
ses actes. À la recherche d’une fluidité entre les différents supports, Studiometis
entre la photographie et la vidéo, décomposition d’un mouvement animé par
propose une expérience du direct associant programmation et aléatoire. Dans
le montage, se veut proche du photographe Étienne-Jules Marey et du cinéaste
ce Désir d’imprévu, il installe les conditions pour qu’un imprévu survienne,
Chris Marker.
imprévu d’une rencontre au plaisir partagé. Contrairement aux idées de Paul
Le troisième mode, ludique, implique une démarche participative. Un joystick
Virilio qui dénonce la vitesse de transmission1 comme étant une tendance
(manette de jeu) est mis à disposition, permettant d’agir sur certains paramètres
— pour avoir cette exigence des réponses immédiates — à nous transformer en esclaves de l’espace-temps et à produire une dissolution des limites du corps, Studiometis réinstalle un temps d’attente, une disponibilité de ce corps dans une synchronisation de supports technologiques. Il développe paradoxalement une technologie au service du corps, et l’accès à un savoir dans la ruse d’une
1. Paul Virilio, Un paysage d’événements, Paris, Galilée, 1996 : la vitesse de transmission produit « un rapprochement instantané des lieux » et, de ce fait, « une perte de la distanciation, ce mépris des dimensions du corps propre».
distraction.
Fondateur et directeur du collectif Studiometis, Christian Guyard réalise des environnements Vjing* ouverts à la convivialité et à l’échange, où il métisse design, architecture, musique, vidéo, photographie et écriture, laissant le dispositif de mixage en temps réel à la disposition du public. www.studiometis.com
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Désir d’imprévu .DES
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Christine Maigne : : Diaporama Installation vidéo, Communauté de communes des portes de l’Essonne
Christine Maigne introduit un élément perturbateur dans le monde des images. Une limace, un signe graphique perturbent la vision de l’écran jusqu’à la disparition de l’image. Les points de vue en arrière-plan ont été commandés par l’artiste aux élèves de l’espace d’art contemporain Camille Lambert et aux adhérents de la médiathèque. La demande était soumise à des consignes précises : pas de gros plans mais des plans d’ensemble des communes. François Pourtaud, directeur de l’espace contemporain, a souhaité exposer cette œuvre participative dans d’autres lieux que l’espace Camille Lambert déjà dévolu à l’art contemporain, afin d’inscrire ce projet dans une volonté d’ouverture à d’autres structures de la communauté de communes des Portes de l’Essonne. Les lieux en question sont la médiathèque Simone de Beauvoir d’Athis-Mons et le centre culturel Raymond Queneau de Juvisy-sur-Orge. Deux écrans sont installés dans la médiathèque, l’un dans l’entrée, l’autre dans l’espace de consultation. Ils diffusent en boucle des points de vue sur les trois villes de la communauté d’agglomérations : Athis-Mons, Juvisy-sur-Orge et Paray-Vieille-Poste. Chaque diaporama est brouillé progressivement par l’apparition d’une limace. La limace finit sa croissance dans une explosion sonore hors champ. Elle se répand dans le périmètre de l’écran, occultant l’image en arrière-plan. Au centre culturel Raymond Queneau de Juvisy, dédié aux spectacles vivants et à la musique, un espace est aménagé pour présenter une autre forme d’intrusion. Le visiteur s’introduit dans un espace clos, délimité par un sol en lino blanc où il peut s’asseoir sur des cubes pour observer une projection d’un diaporama sur ces mêmes villes. Au fur et à mesure que les images s’enchaînent viennent se superposer d’autres images : des poils grossis poussent et se multiplient sur l’écran. L’image se brouille sur une bande son de crépitements,
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ccpe "localhost"
Diaporama .DIA
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de bruissements s’apparentant à une croissance. Dès que l’image est contaminée,
Elles envahissent le monde, nous ne faisons plus guère attention au flot perpétuel
fondu au noir total : une projection démarre à la verticale, sur le public et sur
des images fixes. L’écran n’est plus fenêtre sur le monde mais « écrans plats »,
l’écran blanc disposé au sol. L’image du fond a disparu, le public devient le support
surfaces soporifiques, hypnotiques. Cette triple participation des habitants dans
d’évolution de cette pilosité. Faisant partie du dispositif, le spectateur baigne
le choix des regards sur leur ville, dans le dispositif plastique d’occultation et
dans une atmosphère étrange. L’espace devient immatériel. Le bug se transforme :
d’immersion participe d’une même intention : créer une percée par frustration.
l’altération de l’image par un système pileux devient un espace tridimensionnel perturbé, expérience physique vécue par le visiteur. Que la position du spectateur soit frontale ou centrale par rapport à l’image, il est question de déranger son regard. On ne regarde plus le point de vue sur la ville, l’attention se porte sur ce qui se passe à la surface de l’écran : l’intrusion d’un élément qui vient s’immiscer dans les images. Leur disparition, leur recouvrement nous invitent à les regarder autrement. Perturber la vision jusqu’à leur disparition est une manière pour l’artiste de nous interroger sur notre rapport à celles-ci.
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ccpe "localhost"
Dans des gestes simples et répétitifs, Christine Maigne implante de l’artificiel dans le naturel, déracine l’inerte de l’organique, greffe de l’espace 3D (sculpture et environnement*) à la photographie.
Diaporama .DIA
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bug in situ
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France Cadet : : Cyber Dog Installation robotique, Centre culturel Marcel Pagnol de Bures-sur-Yvette
Une meute de robots-chiens i-Cybie 1 est présentée au public dans un enclos constitué de grilles Caddie servant généralement aux accrochages des expositions. Deux panneaux d’interdiction sont disposés sur cette cage : sur l’un est écrit « ne pas nourrir ou toucher les animaux », sur l’autre un logo de signalisation illustre cette interdiction. Ces jouets, « les meilleurs compagnons des enfants de l’âge de huit ans et plus » d’après le slogan de leur fabricant, ont l’allure d’adorables pitbulls miniatures. Les spectateurs observent ces robots qui semblent évoluer normalement dans ce parc. Des bugs apparaissent sous l’aspect d’un message d’alerte, bref signal sonore associé à une erreur informatique. Entièrement reprogrammés par l’artiste, ces robots-chiens perdent par intermittence leurs capacités motrices. Un robot est contraint de se déplacer en utilisant uniquement les pattes avant, les pattes arrière ayant bogué momentanément. Un autre essaie d’avancer en nageant ou en rampant… Toutes sortes de comportements insolites disparaissent comme ils sont apparus. Le terme qui convient davantage au travail de l’artiste est l’anglicisme hacking* et non sa traduction française « pirater » qui exprime une intention malveillante. Agissant en hacker*, l’artiste n’opère pas de piratage, elle réintroduit la notion de liberté dans un environnement qui en est privé. Elle infiltre de joyeuses faiblesses dans un univers froid et déshumanisé. Son intervention plastique, chirurgicale, crée volontairement des bugs généralement indésirables : « Je dois opérer et modifier électroniquement afin de pouvoir le programmer entièrement. Cette modification électronique, cette réelle intrusion dans le système, génère 1. Robot-chien i-Cybie est un jouet de marque américaine entièrement reprogrammé par France Cadet.
d’ailleurs parfois des bugs et des dysfonctionnements divers… Mais ici ils seront
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volontaires, programmés, délibérément introduits dans le programme via un système aléatoire qui générera des bugs dans les programmes des divers robots. »
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Malgré l’aspect ludique de jouets adressés à des enfants, animaux mi-réalistes mi-chimériques, se dégage une certaine menace. Le danger est décuplé lorsque l’artiste provoque une contamination de l’espace par la multiplication d’un même robot. Ce jouet évoque une chaîne de fabrication industrielle d’automates à l’aspect humain, capables de se mouvoir et d’agir comme celui qu’il a remplacé. Le robot fait encore référence à l’individu totalement conditionné, n’utilisant plus son libre-arbitre, réduit à l’état d’automate et capable de croiser différentes espèces pour fabriquer et dresser des chiens criminels. Cet espace d’observation s’apparente à ceux des laboratoires de robotique en recherche fondamentale sur les comportements de groupe, mais il est ici le théâtre de dysfonctionnements burlesques. Contrairement aux perfectionnements et améliorations des programmes auxquels le technicien peut aspirer, ici ce sont les bugs qui seront observés et analysés. Cet espace d’observation devient cage aux monstres, attraction des foires ou des cirques du xixe siècle. Leur apparence de jouets parfaits, avec leur pedigree high-tech, laisse apparaître des manipulations génétiques rappelant certains dangers de l’eugénisme* ou, plus largement, de la science : artificialisation de la vie, manipulations transgéniques, effets délétères du clonage… En 2005, l’intervention de France Cadet en Angleterre sur les chiens hybrides, mi chiens-mi-vaches, a déclenché un véritable tollé, le directeur de l’Union nationale des fermiers anglais trouvant intolérable le fait de se moquer de la souffrance des animaux et des fermiers pendant la crise de la BSE (Encéphalopathie spongiforme bovine, dite maladie de la vache folle). Alors que dénoncer principalement cette manipulation génétique et le fait que la biotechnologie ne soit pas un jeu d’enfants à mettre entre toutes les mains était une revendication partagée par les deux parties.
France Cadet réalise des installations robotiques et multimédias qui questionnent sur le ton ironique non seulement les limites et dangers de la science mais aussi le comportement animal et humain. www.cyber-doll.com
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Sandra Foltz : : Drosera Installation sonore, communauté de communes des portes de l’essonne, Juvisy-sur-Orge, Gometz-le-Châtel, Viry-Châtillon
Les lampadaires s’enrhument. Des éternuements envahissent les villes de L’Essonne. Sandra Foltz pirate les lampadaires des espaces publics. Le premier réverbère contaminé est celui de Viry-Châtillon, situé sur le chemin reliant le cinéma Le Calypso au parking. Des éternuements successifs se déclenchent à chaque passage de piétons. Les gens, surpris, intrigués par cette situation incongrue, recherchent la source bien dissimulée de ces spasmes bruyants et passent leur chemin, prolongeant leur séance de cinéma-fiction. Une fois l’œuvre disparue, un enfant s’exclamera : « Elle n’est plus enrhumée la dame ? » La contamination se poursuit, comme par l’intermédiaire d’un réseau souterrain, sur les lampes du hall d’accueil du cinéma Varda de Juvisy-sur-Orge situé à quelques pas du premier. À l’intérieur cette fois-ci, les lampes attendent les cinéphiles. L’épidémie se répand sur un des lampadaires doté de jardinières à Gometz-le-Châtel. Sandra Foltz intervient subrepticement sur des éléments du mobilier urbain. Son dispositif se dissimule dans le paysage de la ville. L’œuvre s’infiltre, se greffe sur un objet du quotidien devenu banal et invisible. Elle pénètre l’espace public en s’insinuant à travers les pores du réseau électrique des cités. L’intensité sonore des éternuements enregistrés impulse une intensité lumineuse par le biais d’un modulateur. Chaque fois qu’un éternuement se fait entendre, le lampadaire s’allume et produit « une éclaboussure lumineuse ». L’œuvre interpelle le passant. Cette rencontre de hasard nous prend au piège, 1. Drosera : plante carnivore des tourbières dont les feuilles en rosette munies de tentacules peuvent engluer les petits insectes ; médicament homéopathique.
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telle la glue de la plante carnivore, le drosera1. Sourire à un réverbère ou lui répondre distraitement « à tes souhaits ! » sont des situations burlesques et poétiques qui nous plongent loin de tout aspect utilitaire et rentable. L’objet inanimé prend, en éternuant, un caractère humain et vivant. Son hybridité le
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rend plus familier. L’éclairage, discontinu, montre des signes de fragilité. Il devient le symptôme ponctuel d’une maladie qui court sur l’ensemble du réseau. Tout paraît normal jusqu’à ce bug. On peut imaginer une situation à la Jacques Tati où l’ordonnancement des choses viendrait à être bousculé. Sandra Foltz offre une pause humoristique dans cette course vers plus de confort et de technologie. Ce qui distingue cette œuvre du gag de la caméra cachée, c’est son intention : satire d’une urbanité froide et impersonnelle. Elle nous plonge dans un monde où la technologie montrerait des faiblesses pour redonner à l’homme la place qui lui appartient dans la cité.
Qu’elles soient vidéo ou installations, les interventions de Sandra Folz s’ancrent dans l’espace urbain avec des situations incongrues, burlesques, bien que souvent vraisemblables.
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Karine Maire et Romain Nicoleau : : Le Katamarrant Installations multimédia, Médiathèque de La Norville
Karine Maire et Romain Nicoleau se sont associés pour créer le Katamarrant, une œuvre à deux volets, présentée au Marque-page, médiathèque de La Norville. L’un s’insinuait dans le rayonnage de la bibliothèque, l’autre dans la salle de musique, toutes intrusions révélant l’activité du lieu fréquenté à l’occasion d’un choix de lecture ou de cours de musique. Les deux artistes ont travaillé sur l’aspect créatif du bug. Pour l’un et l’autre, l’erreur est humaine, le facteur humain étant à la source du bug. Qu’il soit invention de l’homme refusant l’accident ou imprévu nécessaire à tout changement, à toute évolution, les bugs s’exposent comme ratage productif, les artistes ayant porté leur attention sur ce que l’on voudrait principalement exclure parce qu’étrange et dérangeant. Le premier volet est une installation multimédia conjuguant vidéo projetée ou diffusée sur écran LCD, musique électronique originale, objets mis en scène (drapeau de cortex cérébraux dessinés, découpés et stratifiés, tabouret recouvert d’un gros ballon dégonflé, pupitre avec la partition Réglé comme du papier à musique, gommettes de couleurs ponctuant l’ensemble du dispositif de connectiques laissé volontairement apparent). Le tout se présente comme une salle de répétition, laboratoire d’expériences multiples, écriture automatique exposant les méandres de la pensée, au service de l’expression de l’inconscient et de l’aléatoire. Le deuxième volet est la restitution d’une fouille archéologique, inventaire regroupant une série de madeleines dispersées dans les rayonnages de la bibliothèque. Associées, les unes intactes, les autres restaurées et présentées telles des coquilles entrouvertes, elles diffusent un filet bleu et une bande son. La rencontre peut se faire ou non par le visiteur dans le choix d’un livre, le son ténu provocant l’écoute d’une oreille tendue vers l’objet. La bande-son Comment Tatin la
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tarte retrace l’histoire d’une invention culinaire survenant à la suite d’un accident. Elle est la métaphore du vestige, de ce qui reste quand tout paraissait perdu. L’ensemble du Katamarrant navigue entre programmation, anticipation et aléas. Tous deux ironisent la forme, dans une joyeuse rencontre fortuite, pour déjouer les procédés convenus, les recettes, et mettre l’accent sur l’ensemble de catastrophes, de bouleversements et de retournements de situation constituant un processus de création.
Les installations éphémères de Karine Maire rendent sensible ce qui concourt, dans la disparition, à l’élaboration et à l’animation d’un environnement*. Romain Nicoleau élabore un travail expérimental dans divers domaines comme le dessin, la vidéo, l’écriture et la sculpture ; leur fil conducteur est la question de la perte d’une identification de l’objet ou de la matière dans le rapport d’échelle.
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➘
Karine Maire rencontre Marie Kerian «DE KATA EN STROPHE ou COMMENT Tatin la tarte »
Comment Tatin la tarte !? Curieuse façon de parler des ratés que la société ne veut pas prendre en compte…
➘ Surtout quand j’en rajoute une couche, la madeleine. La madeleine et la tarte Tatin, c’est quoi au fond ? Deux produits culinaires répétés en série qui ont subi des transformations. Toutes deux parlent de la restauration au propre et au figuré, deux exemples concrets ou imagés d’accidents. Abus d’images, ready-made* aidés. Une manière détournée de poser la question : comment réagir face à l’accident ? Laisser choir et tourner la page ou au contraire marquer la page ? Ces merveilles de la cuisine symbolisent-elles un incident inhérent à toute avancée, un ratage productif ?
➘ C’est un ratage productif entre un devenir certain et un état
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des lieux. Au départ, je m’étais posé la question suivante : comment la société intègre-t-elle un handicapé et comment celui-ci interroge-t-il notre humanité ? Il m’était plus facile de parler de cuisine, sans dérision aucune. Prendre une attitude résolument ludique qui dédramatisait le tout à partir d’un ancrage dans le quotidien me semblait davantage ouvrir sur la question de l’intégration de l’imprévu. Ne parlez-vous pas finalement de la personne, en admettant que l’erreur est humaine ou que le facteur humain est à la source du bug ?
➘ Peut-être que finalement je veux soulever le débat : restaurer, c’est quoi ? Restituer la forme d’origine, montrer les choses intactes ? Recoller les morceaux ? Jeter le tout ? Ou bien s’arrêter et choisir la transformation ? Le contexte a-t-il son importance ?
➘ Comme un bug dans le bug. L’idée d’intrus et d’intrusion dans un espace public m’intéressait. Détourner un objet ou un lieu de
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sa fonction est une opération qui m’interroge toujours. Que faire dans une médiathèque, dans un lieu ayant une charge culturelle ? Quel espace choisir ? Comment transformer ce lieu d’accueil en lieu-scénographe ? Bien qu’ayant opéré une censure aléatoire de certains livres du libre accès, je ne souhaitais pas m’imposer. J’ai cherché quelque chose qui reste discret en référence avec un livre entrouvert, avec tout de même une volonté de produire un effet de surprise. Qu’est-ce que ça fout là ? Est-ce bien sa place ? Proposer une lecture qui s’écoute si l’on veut bien prêter l’oreille. Attirer l’œil et l’oreille par un dispositif lumineux et un son diffus. Lire une vraie-fausse notice racontant l’histoire des madeleines.
bande-son diffusée dans les madeleines. Les deux Vénus, jeunes filles en fleurs, décident un jour, sur le coup de feu de midi, à la suite d’une chute, de tirer parti de cet incident pour en faire quelque chose de plutôt joyeux, d’exposer leur invention d’un Comment Tatin la tarte. C’était partir de l’idée qu’une chose apparaît à partir de sa disparition, en l’occurrence ici dans la chute, la ruine et l’oubli. C’est, avant tout, présenter l’aspect créatif d’un bug, le contrepied de ce que l’on veut d’habitude exclure parce que dérangeant. Quelle est votre interprétation du bug ?
➘ J’ai envisagé le bug comme élément constitutif du processus de création. Il n’y aurait pas un bug mais des bugs révélés. Mon objectif est de rendre visibles un ou plusieurs imprévus qui participent au processus de création de l’œuvre in situ*.
Qu’est-ce que cette mise en scène racontait ?
Pourquoi cherchez-vous à mettre en lumière ces imprévus ?
➘ Ces madeleines sont les fruits
➘ Les imprévus sont la manifesta-
d’une archéologie fictive. D’abord enterrées, destinées à être redécouvertes, réinventées par d’autres. Kata et Strophê en sont les inventrices, les deux sœurs Tatin de la
tion des différences qui existent entre une situation idéale et la réalité, celle du terrain par exemple. Ce serait comme faire découvrir le pot aux roses de l’œuvre.
Je pars de l’évidence suivante : il est impossible de prévoir à l’avance le résultat de l’œuvre. Elle n’est pas la projection de plans ou de maquette préétablis, par exemple. C’est ce que Marcel Duchamp a défini par coefficient d’art personnel, « une relation arithmétique entre ce qui est inexprimé mais était projeté et ce qui est exprimé inintentionnellement ». C’est l’histoire d’un ready-made aidé, un écart entre l’intention et la réalisation, petit, grand écart ou écarts en série est la condition nécessaire pour qu’une articulation soit possible, réhabiliter ce chaînon manquant à la chaîne des réactions qui accompagnent l’acte de création. De quelle articulation parlez-vous ? Serait-ce un jeu de médiation entre l’artiste et le public ?
➘ Très justement, une intention complétée par le Je du public. Quelque chose qui se manifesterait principalement par ce qui est tu. L’œuvre serait non seulement achevée par les acteurs du lieu mais aussi, pourquoi pas, élaborée, animée par eux. Un passé sous silence, un mystère insondable pour l’artiste mais public. Admettre ce qui est enfin et d’abord tu. Comme si l’artiste n’avait rien
compris. Un silence assourdissant. Un bruit secret qui fait parler de lui. Un mécanisme qui ne jouerait que dans certaines conditions connues de certaines personnes, un cadenas à secret déverrouillé par le public. L’œuvre in situ rendrait-elle nécessaire cet intermédiaire ?
➘ Oui, je crois. L’œuvre s’élabore avec le lieu, dans un work in process*, convoquant des paramètres humains et la nature du lieu. Elle se construit, s’élabore dans une écoute de l’environnement*, une disponibilité envers le milieu. Elle est un chantier de gestes, d’actions, de rencontres, d’accueils, d’adaptation, de réactions plutôt qu’un résultat formel qui s’impose sans y être invité. Il ne s’agit plus de focaliser l’attention sur un objet qui serait posé là sur un socle, mais d’être au milieu, au cœur d’un environnement. Ces conditions naturelles et cultivées font que les liens se tissent, s’animent tout d’un coup telle une
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catastrophe tranquille. Ce mode d’expression qu’est l’installation* constitue une méthode inductive, une voie d’accès à la compréhension de notre place dans l’environnement, à l’interrogation du réel, à la responsabilité de nos actes. Comparer l’œuvre en situation à une catastrophe, n’est-ce pas contraire, par son caractère fatal, à l’humeur joyeuse que vous défendez ?
➘ J’entends par catastrophe non pas un état définitif et désastreux mais plusieurs états des lieux. Dans le vocabulaire de la dramaturgie classique, la catastrophe est un système de forces, d’abord nouées de manière de plus en plus tendues puis dénouées jusqu’à une situation finale stable. Ce terme comprend, englobe plusieurs mouvements du grec Kata qui signifie «vers le bas, à terme, jusqu’au bout » et de la racine streph qui veut dire « tourner, retourner ». Ce processus de création serait cet ensemble de bouleversements et retournements de situation. Je cherche à pointer du doigt, à marquer ces différents points de rupture. Ne pourrait-on pas parler de mouvements incidents qui surviendraient au cours de l’action et qui participeraient à mettre en évidence ce processus dans la réception de l’œuvre ?
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Pourquoi privilégiez-vous un work in process plutôt que le résultat de l’œuvre ?
➘ L’œuvre du temps est important. Installer, prendre place dans une évolution dans le temps et dans l’espace environnant. Cette position va à l’encontre de l’interprétation de l’œuvre comme procédure, suite continue de faits ou d’opérations aboutissant à un résultat prévu. La catastrophe tranquille exposée par Robert Smithson pourrait être la métaphore la plus proche du processus de création de l’œuvre in situ* : « I like the idea of quiet catastrophes taking place. It comes suddenly but slowly. » (J’aime l’idée que des catastrophes tranquilles s’installent. La catastrophe arrive soudainement mais lentement. Robert Smithson, « Discussions with Heizer, Oppenheim, Smithson », Avalanche, automne 1970). L’éphémère est-il une condition nécessaire pour permettre une participation active à l’élaboration de l’œuvre ?
➘ Insuffler une dynamique par la visibilité d’une transition pour que les intervalles se perçoivent… Je préfère déjà la mise en situation hors atelier, travailler en extérieur par exemple pour accorder une priorité au devenir de la matière
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plutôt qu’à la forme fixée par les attributs de l’environnement. Mettre l’accent sur les propriétés physiques de la matière : instabilité, déliquescence, pulvérulence, transitoire qui interdisent de fixer définitivement l’œuvre dans une forme figée. Une matière qui passe d’un état à un autre. Rendre visible l’instant dans le passage transitoire et précipité entre deux états de la matière. Précipiter la forme dans sa chute, opérer une anticipation, faire précéder le résultat d’un écroulement à un lent processus de dégradation par exemple. Construire la ruine. Renverser comme dans le cas où la partie supérieure d’une chose que l’on fait tomber vient à se trouver du côté du sol. Présenter le temps avant l’époque où il devrait se produire. Provoquer des situations : je le fais, pourquoi ne le feriezvous pas à votre tour ? Mettre en scène l’œuvre en train est un de mes objectifs. Ma priorité est de mettre en situation le public, l’inclure dans un dispositif, le rendre acteur de l’œuvre en donnant du sens à ce qui ne peut principalement pas se prévoir.
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Ornic’art : : Bug Off installation multimédia modulable-performance, work in progress, Médiathèque George Sand de Palaiseau, Domaine de Soucy de la Communauté de Communes du Pays de Limours
Grâce à un appel à participation lancé auprès des publics palaisien et fontenaysien, le collectif de performers* Ornic’art, composé de vidéastes, danseurs et comédiens, invite le public local à venir témoigner du vécu d’un bug, d’un couac survenu dans sa vie. Ces expériences intimes sont enregistrées en version audio et/ou vidéo par un artiste du collectif. L’accueil des donneurs de bugs se réalise suivant le même cérémonial : accueil en blouse blanche, « mesure du taux d’indice de réalité » avant et après l’enregistrement, temps limité à trois minutes. Dans un cadrage serré, différents portraits sont dressés. Chacun raconte un épisode de sa vie, la plupart du temps dramatique, avec une pointe d’ironie du sort. Ces récits font l’objet de portraits humanistes. Empreints de tendresse et de sincérité, ils invitent à une identification. Récits singuliers devenant expériences partagées, communes à tous, témoignages d’une mémoire collective. Confier son intimité au public ressemble à des exutoires que l’on pourrait rapprocher des rituels filmés par l’ethnologue Jean Rouch en Afrique. Quel est donc le regard de celui qui filme et de celui qui reçoit ces images ? Dans ce cas précis, le regard de l’artiste s’efface, neutre, transparent, ce qui facilite la projection et l’identification et écarte tout sentiment de voyeurisme ou d’exhibitionnisme. Pour ce collectif, il est question — à travers ces portraits, que l’on pourrait qualifier de documentaires — de témoigner du bug faisant partie intégrante de la vie, face à une société sécuritaire comme, d’ailleurs, nous le fait remarquer un des portraits. Le collectif nous explique l’origine de ce projet : « L’an 1999 a été dominé par la peur du Bug, 3 000 milliards de dollars ont été dépensés pour résorber les effets d’un désordre informatique qui n’a pas eu lieu… En tant qu’artistes, conscients que toute invention quelle soit artistique ou scientifique, résulte souvent d’un bug (maladresse, anomalie, erreur…), il était difficile de résister à la tentation de faire
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un geste pour préserver ce symbole de notre humanité : c’est l’irrévérencieuse intention du projet Bug Off, conserver une petite souche du bug et en propager l’esprit à la planète entière. » Une fois le stockage des bugs terminés, une deuxième phase du projet s’opère. Recyclés, certains bugs donnent lieu à des « performances commandos » dans des lieux publics urbains. Elles se déroulent selon un rituel précis : deux personnes, embrassant le même rouleau de rubalise, le déroulent pour délimiter un périmètre d’action ; de rouge vêtus, le visage neutre, ils procèdent à des situations absurdes, interprétations des bugs sources, et convoquent de nouveau la participation du spectateur pour vivre une expérience. Ces performances* sont filmées, gardant une trace de ces interventions qui pourront être visionnées lors d’une troisième phase : l’installation-performance. Vêtus d’une blouse, de gants et de masques chirurgicaux, les laborantins redéroulent une rubalise et invitent le public à une visite guidée de leur laboratoire. Le premier est monté dans la médiathèque George Sand de Palaiseau, le deuxième dans la chapelle du domaine de Soucy à Fontenay-les-Briis. Ces installations sont modulables et interactives avec le public, l’invitant une nouvelle fois à déposer son bug, à visionner ceux déposés en amont, ceux recyclés en différentes performances ou encore à se saisir du kit de ces performances urbaines pour se les réapproprier et les reproduire. Le public circule donc au sein d’une scénographie qui ressemble à un laboratoire expérimental, délibérément décor en chantier où les vidéo-projections et les ambiances sonores se mélangent. Les vidéos des performances sont projetées sur des tentes ou sur des tulles délimitant différents espaces confinés. Des jeux de lumières disposés au sol laissent entrevoir, par transparence, le dispositif de ces espaces intimes. Le décor se compose d’une coque d’avion dont les hublots sont munis de casques d’écoute, de fauteuils, d’un PC et d’une feuille de route pour effectuer l’enregistrement d’un bug. Ces cabines sonorisées sont donc prêtes à recueillir d’autres dons de bugs ou à diffuser le catalogue des bugs sources et leur restitution. Christine Bouvier et Rochdy Laribi coréalisent des actions dans des lieux publics, qui sollicitent la participation spontanée des passants pour vivre des situations décalées. http://ornicart.over-blog.com
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Laurent Sfar : : En réunion à l’extérieur Installation, Gometz-le-Châtel
Avec l’œuvre de Laurent Sfar, le temps d’une journée est allongé de trois heures. Cette horloge de 15 heures est suspendue derrière une vitre donnant sur la rue, dans la salle des fêtes, devant la mairie de Gometz-le-Châtel. Son dispositif électronique est spécialement conçu pour tourner sur ces 15 heures. Elle est alimentée par un panneau solaire qui rappelle la mesure du temps traditionnelle : des tâches journalières auparavant organisées suivant le soleil, le cadran solaire et les variations au fil des saisons. Plus tard, avec l’industrialisation et l’arrivée des chemins de fer s’est imposé un découpage calibré des journées. L’apport d’énergie naturelle et la forme circulaire du cadran, évoquant les horloges de quai de gare, sont les marques de cette évolution historique du temps. On passe d’un standard universel de 24 à 30 heures. L’artiste bouscule nos références communes pour nous donner une autre approche du temps. Il pose d’ailleurs les questions suivantes : « Avec une horloge de 15 heures, qu’est-ce que ça change ? Quelle est l’incidence sur les rythmes de travail ? »1 L’utilisation et le détournement de cet objet courant nous ramènent à notre propre conception du temps, à notre quotidien et aux 1. Des étudiants des Beaux-Arts de Toulouse ont expérimenté ce nouvel aménagement du temps. Ils ont vécu au rythme de cette horloge et en ont fait l’expérience scientifique tels des spéléologues pour connaître le temps d’adaptation à cette nouvelle norme en notant leurs impressions sur un carnet de bord. Voir section Bonus du site Bug !
questions d’actualité concernant la réduction du temps de travail, les 35 heures, et ce remaniement du temps pour laisser place à des loisirs. Étirer le temps, rallonger la journée… serait-ce l’occasion pour certains d’instaurer un temps de travail plus important pour toujours plus de productivité, rentabilité, profit ? Cet étirement est peut être aussi celui de l’artiste qui aménage son temps comme il l’entend, un temps qui n’est plus compté, content de prendre le temps pour offrir la mesure de l’instant présent.
Laurent Sfar utilise des dispositifs technologiques sophistiqués ou très simples et transforme des objets ordinaires pour interroger leur usage et leur symbolique.
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Sophie Solnychkine et Pierre-Jean Grattenois : : Séquence erronée Work in process * , Épinay-sous-Sénart et Vert-le-Petit
Une pièce monumentale en tricot est réalisée conjointement par les artistes et les habitants d’Épinay-sous-Sénart et de Vert-le-Petit, chacun des participants devant réaliser un ou plusieurs carrés de tricot de vingt sur vingt centimètres, 375 carrés étant nécessaires pour réaliser une œuvre de trois mètres sur cinq. Les participants se voient confier l’exécution d’un fragment de l’œuvre d’après un patron issu d’un programme informatique conçu par les artistes et Richard Riegert, informaticien. Les fragments sont ensuite collectés et assemblés, créant une œuvre monumentale exposée successivement au centre culturel Maurice Eliot à Épinay-sous-Sénart et à la bibliothèque de Vert-le-Petit. Ce résultat est avant tout l’histoire d’une grande aventure humaine. Ce projet, Séquence Erronée, propose d’étudier les modalités de fonctionnement du bug, en déplaçant cette problématique du contexte des technologies de pointe à celui des techniques artisanales, qualifiées d’amateurs, en l’occurrence le tricot. Il s’agit d’articuler une réflexion artistique contemporaine à l’action auprès des publics locaux, en expérimentant le phénomène d’erreur au sein d’une réalisation artistique associant artistes et participants bénévoles vivant dans les communes d’accueil du projet, fédérant ainsi les compétences de chacun. C’est pour les deux artistes, Sophie Solnychkine et Pierre-Jean Grattenois, « créer la possibilité d’un dialogue entre l’art et le corps social et en faire le ferment de l’œuvre ». Ce travail de proximité a permis à ces centres culturels de trouver un nouveau public. Deux mois avant la distribution des kits de tricots, différents appels à participation sont lancés par les communes d’Épinay-sous-Sénart et de Vert-le-Petit. Pour la ville d’Épinay-sous-Sénart, un appel à participation affiché dans la ville est aussi paru dans Le Parisien, Le Républicain et le journal municipal. De même qu’un courrier est adressé aux associations et une information diffusée aux
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cours d’arts plastiques du centre culturel. En résidence à Épinay-sous-Sénart, les artistes ont aussi sollicité la participation locale dans leur rencontre quotidienne avec les commerçants. De fil en aiguille, les accroches se sont multipliées. Les participants se sont vu remettre un ou plusieurs kits numérotés dans lequel on pouvait trouver un patron, des pelotes de laine gris foncé et gris clair et une paire d’aiguilles. Afin de lancer l’activité et de former les novices en matière de tricot, le centre culturel Maurice Eliot a organisé un apéro-tricot. Grand moment de convivialité, où l’on a pu remarquer des liens se tisser entre les générations et les cultures. Au lieu d’une activité individuelle, le tricot s’est traduit par un moment de transmission, d’échanges et de plaisirs partagés. D’autres instants gratuits et joyeux se sont manifestés dans ces villes : les participations toujours volontaires de Mme Chesnaie (retraitée dynamique) et de son équipe de copines aux diverses manifestations, les parties de repassage et les conférences, l’investissement personnel des agents techniques dans la préparation du support en bois, la rencontre par hasard entre une femme d’origine indienne souhaitant sortir de sa solitude et une habitante passionnée par l’Inde… Associations (club des anciens, l’atelier de patchwork, de couture Cocréa, d’encadrement « les Coquelicots »), ateliers (de peinture sur porcelaine, sur bois), élèves d’arts plastiques du centre culturel d’Épinay et de l’école Camille Lambert de Juvisy-sur-Orge, religieuses, particuliers, etc. Face à une telle mobilisation, la tenue d’un organigramme scrupuleux s’est révélée nécessaire et l’on a pu remarquer les jambes des artistes tricoter d’une ville à une autre ! Ce travail de sensibilisation à l’art contemporain a donné lieu à deux interventions des artistes en milieu scolaire : l’une dans une classe d’intégration scolaire des enfants en situation de handicap (C.L.I.S.) et l’autre dans une classe de lycée. Le processus de l’œuvre rendu visible par des interprétations singulières de la réalisation retire tout aspect kitsch au produit fini. Ce work in process* raconte l’histoire d’un processus de création : l’écart qu’il peut y avoir entre une intention et le résultat de l’œuvre, la commande faite par les artistes aux personnes compétentes pour réaliser une pièce technique, les imprévus, les interprétations multiples d’une œuvre liées aux différentes sensibilités, cultures et éducations…
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Sophie Solnychkine focalise ses recherches plastiques sur le paysage contemporain, les non-lieux, la ruralité moderne, et l’invention de modes de lecture fictionnels du paysage en mêlant texte, photographie et enregistrement sonore du réel. Pierre-Jean Grattenois met en place des phénomènes participatifs par le biais de modalités ludiques. Il fonde en 2007 le collectif d’artistes Écart/Incidence, dont l’enjeu est d’intégrer le spectateur au sein du processus de création.
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entretien avec Pierre-Jean GRATTENOIS
Quelle est à l’origine votre interprétation du bug ?
➘ L’erreur informatique a été notre point de départ. Nous sommes partis d’un constat de l’erreur pour en rechercher ses causes. On dit d’un logiciel ou d’une application qu’il bogue lorsqu’il provoque un plantage. Néanmoins, cette facilité de vocabulaire (« ça a bogué ») élude volontiers les enjeux signifiants de la question d’erreur, et l’utilisateur s’attache à déplanter le programme qui a « bogué », plutôt qu’à rechercher les causes réelles du plantage. Alors, à qui la faute ? Il faut comprendre l’erreur informatique comme résultat d’une défaillance de communication entre l’opérateur et le système informatique. Nous voulions mettre en avant ce décalage de langage entre l’homme et la machine, favoriser l’écart entre le travail de la machine et le travail manuel sans entrer dans l’illustration du bug informatique. Il s’agissait de proposer un langage imparfait, lacunaire à la base.
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N’est-ce pas absurde de vouloir introduire volontairement le phénomène d’erreur ?
➘ Trouver des modalités ludiques, s’amuser avec la notion de code, de défaillance de langage et d’erreur au sein d’un work in process* participatif ; se piéger sur son propre protocole, tendre la perche à un possible fiasco. Loin d’être une logique d’instrumentalisation, c’était plutôt un transfert de prérogatives. Jouer avec l’idée d’un travail forcé, totalitaire, d’atelier clandestin, permettait aux gens de se glisser dans la faille, de transgresser les règles, de contester les ordres qu’on leur demandait d’exécuter. Certains ont utilisé une maille rouge, des points mousse, un doublon… Rappelez-nous le dispositif…
➘ Il était question d’appeler à participer à la réalisation d’une pièce monumentale de 3 x 5 m en tricot par n personnes de la commune d’accueil du projet. Ces personnes se voyaient confier un kit pour l’exécution d’un fragment de l’ensemble (375 fragments) répondant
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maître ! Pour que la consigne soit imparfaite, boîteuse, et en ce sens ouverte, il fallait qu’elle soit paradoxalement rigoureuse et cadrée. à une consigne standard et un projet de réalisation. Ces modules (carrés tricotés en point Jersey de 20 x 20 cm) étaient, une fois tricotés, assemblés selon les coordonnées prévues sur le patron en vue de former un transcodage de la matrice. Tout le monde partait à armes égales, chacun pouvait l’interpréter à sa manière. Mettre en place un tel dispositif n’a-t-il pas exigé de vous des mesures drastiques ?
➘ Nous pensions comme des machines. Pour que cette prise en compte d’une faille dans un système bien rodé fonctionne, nous étions contraints à une certaine austérité, nous devions adopter une posture radicale en l’étayant : programmer les matrices, opérer un suivi régulier avec nos partenaires, justifier de notre pratique, adopter un comportement mécanique pour la préparation des kits, leur conditionnement, ne faire aucun compromis, envisager les erreurs possibles, mettre à jour la grille des envois et retours… un véritable travail de contre-
Qu’est-ce qui a permis précisément de mettre en place cette rencontre ?
➘ Nous nous sommes fondus dans le décor, en partageant la vie du public à qui on s’adressait. Nous sommes restés sur place, en résidence pendant trois mois à Épinay-sous-Sénart. En étant disponibles pour répondre aux interrogations, autour d’une tasse de thé par exemple ; en répondant à des interventions en milieu scolaire par la proposition d’ateliers, de workshops* ; en mettant en place une collaboration très serrée avec les différents partenaires du projet, nous faisions en sorte que l’artiste ne soit pas une ombre. Nous remercions d’ailleurs l’action dynamique du service culturel d’Épinay-sous-Sénart pour l’élaboration de l’appel à participation et les événements comme l’apéro-tricot…
le résultat. Notre objectif était de fédérer les publics, d’offrir l’occasion d’un échange, d’une collaboration au sein d’un projet global, inscrivant pratiques amateurs dans le cadre d’une réflexion sur les technologies de pointe et l’art contemporain. Il s’agissait de créer le cadre de possibilité d’un dialogue entre l’art et le corps social, incarné dans une action
participative. L’expérience a bien fonctionné. Là où nous avons été agréablement surpris, c’est que le public s’est véritablement approprié l’œuvre finalisée. Elle n’était plus vue comme la somme de petits fragments mais comme participation à une œuvre collective. Certains sont revenus voir l’œuvre. C’est le portrait d’une pièce et de son équipe.
Pensez-vous que l’erreur singulière ou la multitude d’erreurs ait pu modifier votre projet ?
➘ Les raisons que nous venons d’évoquer font que le processus d’élaboration comptait plus que
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Jean-Paul Fitelli : : Bug 2006 Installation, vidéo-photographie, Centre culturel Maurice Eliot, Épinay-sous-Sénart
Dans la galerie du centre culturel Maurice Eliot, deux photographies très grand format se font face au milieu de projecteurs. Chacune d’entre elles présente, à l’échelle 1:1, un moniteur dont l’image a été déployée et mise à plat comme le patron d’un cube de papier. Les six faces de ce moniteur sont donc visibles et forment une croix sur un fond noir. Tout semble montré dans son intégralité jusqu’à ce qu’un détecteur de mouvement soigneusement dissimulé active les écrans camouflés au centre des photographies. Une vidéo qui met en scène trois personnages, deux hommes et une femme assis au milieu d’un salon, surgit d’une des deux photographies. Un des deux hommes sort du champ et s’installe sur l’écran d’en face, à la table de la régie lumière d’une scène de spectacle. L’homme et la femme, amants, se préparent à un strip-tease sur un quizz musical. Synchronisation parfaite entre l’image et les éléments présentés : le régisseur à l’écran allume les projecteurs de part et d’autre de sa photographie. Avant la fin du jeu érotique, la machinerie se met à fumer, le son d’une musique techno s’amplifie, les projecteurs s’emballent, les écrans clignotent en un effet stroboscopique. Le visiteur, pris en flagrant délit de visionner un film érotique en espace public, se trouve invité à danser au milieu des lumières et de la fumée, au rythme d’une musique endiablée. Cette installation a pour objectif d’induire en erreur le spectateur sur ce qu’elle lui donne à voir au premier abord. L’œuvre ne se révèle pas dans son immédiateté, pour attirer le spectateur dans un environnement* ambigu difficilement identifiable. Jean-Paul Fitelli explose les catégories. Il utilise des attributs de divers champs artistiques : la photographie, le spectacle vivant avec des comédiens, une mise en scène, des projecteurs, une machine à fumée, le cinéma avec le montage de plans avec effets Méliès, un scénario, des acteurs… Il multiplie
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les différentes faces cachées de l’œuvre pour mettre le spectateur dans une situation ambiguë. À travers la majorité de ses œuvres, il aime à le piéger, créer un double mouvement d’attirance et de répulsion. L’attirer avec différents artifices et le faire fuir. Car ce qui compte pour lui, c’est de « faire perdre aux œuvres leur statut d’objet d’art inoffensif ». L’œuvre n’est pas là pour distraire mais déranger. Pour l’artiste, l’œuvre est subversive : « Face aux œuvres, le spectateur est trop protégé, j’ai envie de le mettre en danger. Pour cela, je me suis doté d’œuvres grâce auxquelles l’expérience physique prévaut sur l’expérience mentale, où chaque œuvre pénètre l’espace du spectateur pour agir physiquement sur lui en créant un rapport frontal, sans concession, qui va l’amener à vivre des expériences fortes, parfois brutales, allant des plus plaisantes aux plus désagréables. Pour ce faire, l’illusion doit être parfaite et le travail doit être d’une haute technicité. Ici, l’œuvre se présente sous de faux semblants. La photographie revêt un caractère religieux par la position en croix des différentes faces du moniteur, la translucidité et l’apparition de l’image vidéo à la manière d’un vitrail. Derrière cet aspect lisse, léché, sage, se cache une autre façade, les prémices d’un film pornographique qui laisse envisager la présence-témoin du régisseur concentré sur son jeu d’orgues et qui nous confronte à notre propre voyeurisme. Le dispositif d’une fausse interactivité où l’artiste place seulement le spectateur au centre de l’œuvre pour le piéger, les temps réels et d’enregistrement, les espaces de présentation et de représentation sont autant d’éléments ambivalents pour que tout ne soit pas joué d’avance. En un instant, le temps du bug, l’espace d’exposition bascule dans un dancefloor et le spectateur se retrouve malgré lui projeté au centre d’une nouvelle activité.
Jean-Paul Fitelli développe des œuvres multimédia de haute technologie mêlant à la fois vidéo, photographie et machinerie du spectacle, dont la scénographie invite le spectateur à s’interroger sur la nature de l’œuvre.
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Jérôme Abel : : Unité 01 : double sonore Installation sonore interactive, Le Plessis-Pâté
Une boîte aux lettres est installée sous les arcades de la galerie marchande du Plessis-Pâté. Cet objet se fond dans le décor urbain, à proximité de ses semblables. Sous l’apparence d’un boîte ordinaire, elle capture les sons environnants tels que les paroles des passants, les pas, leurs cris, les aboiements, des bruits mécaniques, ceux des voitures, bus, cyclomoteurs, alarmes et grincements de portes, les bruits atmosphériques comme le vent et la pluie. Les sons enregistrés sont modifiés par un mini-ordinateur intégré et rediffusés par un haut-parleur. Ces sons réapparaissent transformés, légèrement différés sous la forme d’une lecture à l’envers, en boucle, accélérée, au volume variable. Le passant se retourne, surpris par cet écho. Il poursuit son chemin ou s’arrête pour dialoguer avec l’objet, ou encore opère un détour pour lui parler de nouveau. Confidente de l’espace urbain, cette boîte fonctionne comme miroir de la ville, facteur d’une relation instantanée ou encore écrivain public pour l’art contemporain. Cette œuvre s’insinue dans l’espace public pour que tout le monde en profite. Elle va à sa rencontre et c’est la raison pour laquelle la ville du Plessis-Pâté l’a choisie : « C’est une œuvre populaire, accessible au grand public, celle que le public rencontre malgré lui » nous confie Cédric Ruffiot, directeur des services culturels de la ville. Même si certains n’y adhèrent pas, l’interrogation est provoquée, le dialogue peut être engagé. L’œuvre se fond dans le décor de la ville en se camouflant en objet crédible. La boîte aux lettres, objet visuellement neutre, crée d’autant plus la surprise qu’elle passe inaperçue. Aucun indice ne laisse présager ce qui va arriver, la surprise est véhiculée par le sonore. En minimisant l’aspect visuel, c’est le champ sonore qui est mis en valeur, c’est-à-dire le processus de transformation, son programme interactif. Le rendu plastique minimisé au profit du champ sonore devient alors le principal canal de la relation.
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Entendre parler une boîte aux lettres crée une situation absurde, incongrue. L’événement rompt le cours naturel des choses. Le deuxième bug naît de la transformation de ses sons, à la fois familiers et inhabituels. Elle intrigue les passants, les confronte à une machine un peu folle, qui mâche et manipule tous les sons, sans discernement. La situation de la boîte aux lettres crée une autre perturbation contrariant la fonction première du lieu : accès aux commerces, passage entre deux écoles. Elle distrait les passants, favorise le jeu et la rencontre. Elle occupe un lieu peu propice à une rencontre artistique. Son aspect visuel, plastique, ready-made*, fait qu’elle se dissimule dans la ville, l’artiste parle alors d’intégration et de camouflage. Cependant, il préfère évoquer l’adaptation au milieu pour son aspect sonore. L’un est statique, passif (aspect visuel) ; l’autre dynamique parce que disponible et réactif (aspect sonore). D’où le titre d’Unité 01, double sonore qui induit l’idée de série modulaire, dispositif mobile adaptable et unique suivant les situations. L’œuvre revêt une fonction particulière dans ces lieux : détecteur de pollution sonore efficace lorsque se révèle par hasard le passage répété des avions empruntant un nouveau couloir aérien. Jérôme Abel dit « agir dans la ville » et parle de « sculpture sociale » sur un ton de revendication : « Les relations sont sculptées, modelées par la machine et par les personnes. Les personnes participent au processus de création. Les passants participent au processus de transformation de l’espace. Ils en sont à la fois les récepteurs passifs et les acteurs potentiels. » À travers le concept de sculpture sociale élaboré par l’artiste allemand Josef Beuys (1921-1986), proche du mouvement Fluxus*, Jérôme Abel poursuit cette idée de création d’un espace de rencontre qui s’instaure autour et dans la mise en fonction de la boîte.
En élaborant des dispositifs interactifs et sonores dans des lieux non dévolus à l’art (piscine, bibliothèque, parc, quai, toit, place…), Jérôme Abel interroge de façon ludique les rapports entre l’homme et son environnement. http://abel.jerome.free.fr http://impala.utopia.free.fr
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➘
entretien avec jérôme abel
Pourquoi avez-vous choisi une boîte aux lettres ?
➘ Parce que c’est un objet visuellement neutre, il passe inaperçu, il se fond dans le décor urbain. Il y a sa place, sa fonction est précise dans ce contexte. Faire sortir du son de la boîte crée le bug, l’événement qui rompt le cours naturel des choses. La surprise est d’autant plus forte quand aucun indice, notamment visuel, ne laisse présager de ce qui va arriver. La surprise est véhiculée uniquement par le sonore. En minimisant l’aspect visuel, c’est le champ sonore qui est mis en valeur, c’està-dire le programme interactif, le processus de transformation. La banalité de l’objet est aussi exploitée dans sa dimension économique. J’aime bien m’attaquer à des objets qui ne sont pas originaux, qui sont produits en masse et le moins cher possible. Le fait de modifier son utilisation libère l’imagination. Les objets du quotidien participent aussi par leurs protocoles d’utilisation à la routine. C’est aussi un autre élément du bug.
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Une interprétation plus poétique peut voir, dans cette situation, une intensification de la fonction originelle de la boîte aux lettres. Celleci reçoit normalement du courrier sous forme écrite, le message est stocké à l’intérieur. Cette fois, elle enregistre des messages sonores et les rediffuse transformés. C’est un peu comme une bouteille à la mer, on parle dedans et on ne sait pas ce qui va se passer après. Quels sont les bruits qui sont captés par la boîte aux lettres ? Comment sont-ils transformés ?
➘ Tous les bruits autour de la boîte peuvent être captés. Plus un bruit est fort et proche de la face avant, plus il est susceptible d’être enregistré. Les bruits dépendent du lieu. Ici, dans la galerie marchande du Plessis-Pâté, un rapide inventaire des bruits enregistrés nous donne : bruits d’humains (enfants, pas, voix, cris, mains sur la boîte aux lettres, claquements de mains), bruits d’animaux (oiseaux, chiens), bruits mécaniques (voitures, bus, cyclos, alarmes, portes), bruits atmosphériques (vent).
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- déclenchement d’une partie plus ou moins longue du fichier sonore (« hachage »).
Les sons, une fois enregistrés, sont transformés suivant un « arbre » de probabilités. Des transformations sont plus probables que d’autres. La sélection de la transformation peut se faire à plusieurs niveaux. Comme un arbre, une décision se fait à chaque division de la branche, ce qui donne au final un grand nombre de chemins possible, certains plus redondants que d’autres. Les transformations intègrent chacune plus ou moins de variables. Celles-ci sont déterminées soit par un principe où l’aléatoire est contraint entre deux bornes, soit par des listes de constantes déjà enregistrées donnant les meilleurs résultats sonores. Du plus simple au plus «compliqué» : - simple lecture en boucle ; - lecture à l’envers ; - vitesse de lecture variable ; - volume variable ; - delay variable ; - déclenchement d’un rythme variable (régulier, chaotique, rapide, lent) qui peut déclencher à son tour une ou des transformations citées ;
Une fois la série de transformations exécutée, deux choix inégalement probables sont possibles : 70 % de chances que les transformations s’arrêtent, 30 % qu’une autre série soit déclenchée. L’enregistrement, qui lance aussi le processus de transformation, se déclenche soit quand le système « entend » trois claquements de mains, proches dans le temps ou équivalents, soit quand un son est plus fort que la moyenne. En quoi le fonctionnement du lieu est-il perturbé ?
➘ Au niveau sonore, le lieu est indirectement perturbé. Les transformations de l’Unité 01 n’opérant que sur le son en lui-même, c’est la représentation sonore du lieu qui est perturbée. On peut en effet admettre que les objets physiques producteurs de son forment une représentation sonore, celle que l’on peut se faire en fermant les yeux en quelque sorte. Le fait, par exemple, de répéter le son d’une voiture plusieurs fois après son passage et de le transformer, parasite l’ordre temporel et spatial naturel des événements sonores.
Au niveau social, Unité 01 crée un espace de rencontre et de jeu autour d’elle. Cela perturbe le lieu dans le sens où sa fonction est habituellement de permettre simplement aux personnes d’accéder aux commerces. C’est un lieu qui se veut discret, impersonnel. Il n’est là que pour être utile, ne pas accrocher l’attention par sa laideur ou par sa beauté. Il est neutre. On peut se permettre de conclure que la fonction originelle est temporairement enrichie par une humanisation, un regain d’intérêt. Quelle nuance faites-vous entre intégrer, adapter l’œuvre à l’espace urbain, et faire en sorte que l’œuvre se fonde au décor de la ville ?
➘ Pour moi, ce n’est pas tout à fait la même chose, mais c’est assez délicat. Je me risque à une explication, en espérant me faire comprendre. Il y a l’aspect visuel, plastique, l’objet qui doit passer inaperçu. C’est ce que j’entends par «l’œuvre se fond au décor de la ville» et son intégration. Il faut le comprendre comme un camouflage. L’adaptation concerne surtout l’aspect sonore. Le programme qui gère les événements sonores, s’adapte au milieu dans le sens où
il analyse le volume et y répond. Il ne se fond pas au décor, car il produit lui aussi des événements, il agit. C’est donc plus une différence entre passivité et activité, entre un aspect visuel statique et un aspect sonore dynamique. À l’avenir, les réactions du programme par rapport aux stimuli du lieu s’adapteront selon des principes d’apprentissage, que l’on peut voir dans l’intelligence artificielle par exemple. Là, le mot «adaptation» aura plus de sens et plus de profondeur. Pour un lieu donné, le programme s’adaptera et sera en quelque sorte unique. Vous dites «agir dans la ville», vous parlez de «sculpture sociale»…
➘ Agir dans la ville, c’est revendiquer un bout de territoire. C’est politique. Quelle place pour l’art dans les activités humaines ? Entre quatre murs, dans les lieux adaptés, formatés. L’art doit aussi être présent dans la vie quotidienne, dans un endroit non culturel, divers, brutal, confus, insignifiant. N’importe quelle forme est la bonne. Mon but personnel est de créer du lien ou, plus modestement, d’en révéler l’existence. L’ouverture à tous les publics, tout le monde y a droit. Voir aussi la notion d’art contextuel…
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Pour le concept de « sculpture sociale», je me réfère à la réflexion de l’artiste Joseph Beuys : « l’art c’est la vie ». Ce concept complète le précédent dans le sens où l’art n’est pas un domaine qui est séparé de la société. Les artistes sont des citoyens, des individus pris dans le système social. Donc pour moi, l’artiste doit le prendre en compte. Le terme «sculpture sociale» peut ici se rapporter au fait qu’un véritable espace de rencontre est créé autour de la boîte. Les enfants surtout s’arrêtent en passant devant la boîte aux lettres, essaient de voir comment ça marche, restent ou partent. Une habitude se crée, une familiarité, un échange. Les relations sont sculptées, modelées par la machine et par les personnes. L’œuvre est semi-ouverte, les personnes peuvent participer au processus de création. Dans ce cas, elles ont aussi une part de responsabilité dans la production. La
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matière transformée est impossible à prévoir, la transformation aussi. Le fait que la machine soit autonome, qu’elle ne nécessite pas de surveillant humain, facilite encore le contact avec cet objet qui perturbe le lieu. «Modéliser des systèmes sonores interactifs», que cela signifie-t-il ?
➘ Modéliser c’est décrire un système réel de façon formelle, c’est-à-dire de façon à pouvoir le manipuler par ordinateur. J’imagine d’abord une situation globale, qui soit décalée, surprenante, et qui mette en jeu une chaîne de relations assez simple. Par exemple: une boîte aux lettres sonore dans une rue commerçante. Dans le même ordre d’idée : - un fil de fer qui fait changer les stations d’une radio ; - trois éoliennes qui génèrent des séquences de synthèse sonore. Ensuite, je peux en créer un
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modèle numérique. Avant de passer du réel au langage informatique, il faut modéliser le système que l’on va mettre en place. C’est une sorte de traduction empirique de la situation réelle en langage informatique. Suivant la programmation, il y aura plusieurs niveaux d’abstraction pour représenter le réel. Par exemple, au lieu de manipuler simplement un nombre, on manipule le volume qui va sortir de la boîte. On peut même aller plus loin dans les niveaux d’abstraction, en essayant de décrire des ambiances. Le système sonore interactif se compose du programme ainsi créé, et du matériel sélectionné (ordinateur, amplificateurs, etc.). On parle en général d’installation interactive sonore pour présenter ce type de travaux, mais mon travail, mon activité réelle se rapprochent plus d’une «modélisation de systèmes sonores interactifs».
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Bug brut, pur bug Du bug par Olivier Salon Olivier Salon, mathématicien, écrivain, membre actif de l’Oulipo* qui explore un langage empreint d’humour, est aussi comédien et pianiste.
Le bug est hélas une réalité. Si les occurrences du bug sont rares, ses effets sont suffisamment importuns pour que sa réalité prenne le pas sur la normalité, à savoir son inexistence. Car le bug a ceci de remarquable que la victime en est suffisamment marquée pour qu’elle oblitère le cas commun de fonctionnement ordinaire du dispositif qui vient d’en être atteint. Et la réalité du bug est une réalité amère. Une constante, d’après la plus récente étude statistique, est le caractère exagéré des réactions face au bug. Pour la plupart, le bug est assimilé à une catastrophe naturelle, par nature imprévisible et impossible d’empêcher. Or le bug est une erreur, un défaut qui, même s’il est difficile à déceler, peut de toute façon conjoncturellement être réparé.
1. Ambroise Paré, Affection versus infection, Librairie Royale de Charles IX, 1562. 2. Dardge & Ling, Thé doux ou thé amer ?, Éditions d’été.
www.oulipo.net
3. Joe Zaith et Joe Kôô, Étude comportementale des individus face à l’adversité temporaire, Revue d’éthologie monomorphique, 2006.
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Origine du mot
Les scientifiques ne sont pas tous d’accord sur l’origine du mot bug. Le mot est souvent à tort attribué à Grâce Hopper qui, à Harvard en 1946, avait découvert un insecte coincé dans les contacts du relais d’un appareil, empêchant dès lors son bon fonctionnement. En réalité, le mot bug est déjà attesté dans les travaux d’Edison dès 1870 pour évoquer certains dysfonctionnements mécaniques.
Effets
Le bug présente différents types d’effets, primaires et secondaires. Les effets primaires, immédiatement perceptibles, sont en général les moins nocifs. Il s’agit de manifestations de surface, qui systématiquement s’évanouissent au grattage. Les effets secondaires engendrent en revanche des effets dévastateurs en ce sens qu’ils sont pour la plupart irréversibles, impliquant une destruction partielle ou totale des outils et même possiblement du matériel, ou parfois du produit fabriqué. Ne parlons même pas des effets tertiaires.
4. Henry Blaque et Thomas d’Équerre, Sur la vérification des relais dans les appareils électroménagers, Springer, 2002.
Causes
Il est fort difficile de prévoir l’apparition d’un bug. En revanche, le bug survenu, on peut mieux souvent en comprendre l’origine : interférences internes dans les programmes, interférences du programme avec des éléments extérieurs, altérations, boucles infinies, spirales glissantes. C’est l’effet paradoxal de l’apparition. Certains bugs sont dus à des erreurs avérées dans l’écriture ou la conception des programmes, d’autres sont plus pervers et malins. Le bug, tout comme la tache de tomate sur la robe de la cantatrice, se cache où il n’est pas attendu.
Remèdes
Les victimes du bug présentent des symptômes maintenant reconnus par la Faculté. Les plus reconnaissables sont le hurlement solitaire et le frappement de tête contre murs. Malheureusement, à cause précisément de leur imprévisibilité, les bugs ont encore de beaux tours devant eux. Certains professionnels ont pour mission l’exploration des programmes et le dénichage des bugs à la croisée des branches. Ceux-là sont des êtres calmes, au pouls lent, au sang froid comme un batracien, à l’œil impassible, impavide comme un reptile.
Ils lisent coitement les programmes comme on lirait un journal, mais se tiennent à l’affût, prêts à dégainer leur arc. Ils réfléchissent aux implications corrélatives des sous-programmes, tâchent de mesurer leur ombre portée et d’en tirer les conséquences inescomptées. Alors ils tirent, biffant simplement quelques lignes, sans rage ni fureur, ou rectifiant lorsque le cas échoit. Et souvent le cas est choix. Ce simple geste, effectué dans la plus grande et simple innocence, suffit en général à corriger des bugs l’irréparable outrage.
Effets positifs
Si les bugs engendrent généralement des astres, il arrive parfois que l’improbable se produise dans leurs nuées. Certaines grandes intentions ne doivent leur découverte qu’au bruit du plus grand bavard. Il en va ainsi du polytétrafluoroéthylène (téflon), dû au hasard de Roy J. Plunkett, ou de la pénicilline10, prodiute par le penicillium notatum, grâce au hasard d’Alexander Fleming11. Le bug étant par essence même autant imprévisible qu’inflammable, ses effets sont imprédictibles. Il pourrait se faire que les fées d’un bug soient bénéfi9. Racine, Le songe d’Attila, II, 5.
5. Edison & Son, Ten functions and dysfunctions, Crooke & Malthus, 1872.
7. « Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire », Raymond Queneau, Zazie dans le métro.
10. Le premier nom proposé, le pénicillime, avait été refusé par plusieurs associations bien pensantes.
6. John Paragraph, Alermite aux tertes littéraires, L’âne qui butine, 2007.
8. Georges Perec, Cantatrix Sopranica L., Seuil, p. 11-33.
11. Alexander Fleming, L’agent pénicillien JB007 combat les bactéries, Scottish Press, 1931.
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ques, encore que la prolabilité en soit relativement faible12. D’aucuns ont tenté le tirage aléatoire du bug. Il s’agit d’un jeu dangereux, plus pervers que la boulette russe sans être moins risqué. Lorsqu’il réussit, la gloire est assurée. À ce jour, aucune réussite à ce jeu n’a toutefois été attestée. Il n’empêche que le bug est par certains espéré. Car dans le bug se cache la noix
et dans la noix, le beurre. Or une noix de leurre n’a jamais fait de mal, tandis qu’une malle de noix peut causer bien du malheur. Surtout quand elle tombe de haut. Le bug n’est heureusement pas une réalité. Si les occurrences du bug sont fréquentes, ses effets ne sont pas suffisamment importuns pour que sa réalité ne prenne pas le pas sur la normalité, à savoir son existence.
12. Pascal Moins-Neuf, Les nanoprolabilités, Les éditions microscopiques, 1999.
Exemple d’application de DivXPrime, Bertrand Planes.
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DivXPrime : créativité artistique et génétique informatique Christian Jacquemin Christian Jacquemin, professeur d’informatique à l’université Paris-XI et chercheur en interaction homme/machine au LIMSI-CNRS, développe des projets en collaboration avec des artistes plasticiens et du spectacle vivant. En collaboration avec l’artiste Bertrand Planes, il a transformé un codec* en instrument à fabriquer des images instables. Ce moyen de réduire la taille de l’image sans trop compromettre sa qualité perd sa fonction performante et devient un outil créatif à fabriquer des images altérées, suivant deux modes de dégradation : modification de la vitesse et substitution des images clés.
Afin de bien comprendre les enjeux de l’œuvre artistique de Bertrand Planes autour du projet DivXPrime, nous commençons par mettre en place les deux acteurs dans lesquels s’enracinement ce travail : le bug informatique et la communauté du logiciel libre. Ensuite, nous dévoilerons DivXPrime la pièce mise en scène par Bertrand Planes, consistant à créer des bugs intentionnels dans l’application informatique DivX, un codec vidéo libre. Le bug, dans un programme informatique, est un défaut de programmation pouvant produire des erreurs de fonctionnement. Les conséquences du bug vont de l’ennui passager au drame. On pense par exemple au gaspillage d’un demi-milliard de dollars de l’explosion en vol de la fusée Ariane 5 le 4 juin 1996 (conversion de format de stockage
avec dépassement de capacité) ou aux conséquences mortelles du bug de l’appareil de radiothérapie Therac-25 entre 1985 et 1987 (mauvaise séquence d’opérations). Le bug ne doit pas être confondu avec le virus informatique : contrairement au virus, le bug est un défaut intrinsèque. Il produit des erreurs endogènes qui ne se révèlent que dans certains contextes en fonction de certaines actions de l’utilisateur, de certaines valeurs d’entrées ou de certaines séquences d’opérations. La difficulté de la suppression du bug vient justement de la difficulté de (re)produire les contextes de fonctionnement dans lesquels il se révèle. Si l’on poursuit la métaphore médicale du virus assimilant le programme informatique à un organisme vivant, le bug relève donc plutôt du facteur génétique pouvant, en combinaison avec le contexte et éventuellement d’autres facteurs génétiques, produire des pathologies. Face au bug, l’industrie et la science informatiques ont recours à la prophylaxie ou aux soins. La prévention du bug est le champ du génie logiciel et consiste à ne produire que des individus sains dont on a éliminé tous les facteurs à risques. Une forme d’eugénisme* en quelque sorte. Les méthodes préventives formelles ont leurs limites car elles sont consommatrices de temps et elles ne peuvent offrir des garanties que sur des programmes de tailles et de complexité réduites. Les développeurs de logiciels ont donc mis en œuvre des méthodes curatives
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qui reposent sur la description des contextes dans lesquels on a observé des bugs et sur la prise en charge de ces rapports d’erreurs par les développeurs des applications afin de corriger leurs programmes. La communauté du logiciel libre a été officiellement fondée par le manifeste de Richard Stallman en septembre 1985 et la « philosophie » du logiciel libre est présentée sur www.gnu.org. Le projet de Stallman est en accord avec les mouvements hippies idéalistes et communautaires. Il repose sur le partage de l’information et sur le développement collaboratif : tout développeur qui réalise un logiciel libre s’engage à fournir le code de son programme pour le rendre accessible aux utilisateurs (pour la transparence) et aux programmeurs (pour le partage). Tout programmeur peut réutiliser tout ou partie du code d’un logiciel libre pour quelque fin que ce soit, à la condition d’en citer la provenance, de s’acquitter d’une éventuelle licence, et de jouer le jeu en remettant à son tour en ligne les programmes qu’il produira à partir de ce code importé. La quatrième finalité du logiciel libre est celle d’une amélioration constante des programmes informatiques (to improve the program, and release your improvements to the public, so that the whole community benefits). Les programmeurs reprenant tout ou partie d’un programme vont y apporter de nouvelles fonctionnalités et contribuer à sa valorisation. L’évolution d’un
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logiciel libre repose sur une filiation qui est censée améliorer le patrimoine informatique; elle suit donc une quête purificatrice semblable à celle du génie logiciel, mais en s’appuyant sur une communauté de développeurs et d’utilisateurs. C’est dans ce double contexte, celui du logiciel libre et celui des enjeux du bug, que se situe l’œuvre DivXPrime réalisée par Bertrand Planes, où il s’agit de proposer des modifications sur le programme d’un codec libre afin de le transformer en un producteur d’effets visuels. Dans la logique du logiciel libre, le programme ainsi modifié est remis à disposition de la communauté, et un nouveau codec est créé, d’où l’appellation DivXPrime. Le point de départ du travail artistique de Bertrand Planes sur DivXPrime vient des effets visuels indésirables observés lorsque l’on lit avec DivX une vidéo de mauvaise qualité ou dont le streaming* est irrégulier. On constate alors un parasitage du rendu graphique avec l’apparition de blocs dûs à la compression à base d’images clés et de déplacements de blocs d’image carrés. Il s’agit donc, dans DivXPrime, de reproduire intentionnellement les effets visuels observés en lecture défaillante de vidéos par DivX, en introduisant des bugs s’appuyant sur les éléments de l’encodage vidéo séquentiel. Les effets visuels produits accentuent la visibilité des blocs d’encodage et les perturbent pour modifier le rendu. Ils reposent également sur la substitution d’image
clé qui consiste à animer une image à partir des vecteurs de déplacement d’une autre image. Si l’on reprend la métaphore génétique du bug, le travail présenté ici s’appuie sur les caractères génétiques du codec DivX pour les exacerber. Il valorise les artefacts visuels de l’encodeur vidéo DivX (apparition des blocs de l’encodage et manque d’images clés) pour en faire des outils de création d’effets vidéo utilisables en post-production ou en VJay’ing*. Comme un sculpteur sur bois décide de suivre le fil de la fibre naturelle pour orienter son œuvre et donner ainsi un prolongement artistique à la vie végétale, Bertrand Planes s’appuie sur les caractères génétiques du programme informatique pour leur trouver un prolongement conceptuel et esthétique. L’œuvre DivXPrime s’inscrit profondément dans l’activité humaine inhérente au développement de programmes informatiques. Du côté des créateurs de programmes, Bertrand Planes fait siennes les compétences informatiques des concepteurs et des développeurs en décidant de les reprendre et de les valoriser. D’utilitaires, ces fonctions d’encodage faites pour gagner en taille de fichiers et en volumes de transfert, deviennent des outils de création visuelle dynamique. Du côté des utilisateurs des programmes, la mutation génétique de DivX en DivXPrime offre au spectateur la possibilité de devenir créateur d’autres œuvres. On est de plain-pied avec le monde de l’Internet,
et en particulier avec ses outils les plus récents, dits du web 2.0, qui favorisent le partage des contenus, leur valorisation collective ou individuelle, la création via leur réappropriation, leur surcharge et leur recyclage. Mais — et ce n’est pas un des moindres intérêts de l’œuvre de Bertrand Planes — son action artistique se situe au cœur même de la communauté du logiciel libre. Le codec DivXPrime ainsi créé est remis en circulation comme un codec libre normal : un site de présentation et de téléchargement est créé, offrant la possibilité soit d’utiliser le codec tel quel comme un outil de lecture et d’autorat graphique, soit d’en reprendre le code pour produire DivXSeconde, DivXTierce… Le nom même du codec appelle à la filiation. À la vision utopiste industrielle du génie logiciel ou communautaire du logiciel libre visant à produire des programmes les plus fonctionnels et debuggés, succède une nouvelle approche, plus créatrice, visant à diverger de cette ligne purificatrice, et à favoriser la mutation et la variation des programmes informatiques. L’artiste offre au codec de compression vidéo un statut d’œuvre artistique où l’amélioration est celle de la créativité et de la divergence. Il travaille en complicité avec l’individu programme, comme essence des individus programmeurs qui l’ont créé, afin d’en révéler la nature profonde par valorisation des caractères génétiques, empreintes physiologiques des cultures qui l’ont façonné.
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annexes glossaire crédits
GLOSSAIRE
➘ Œuvre in situ L’œuvre in situ désigne une œuvre conçue pour le lieu et réalisée sur place dans un espace délimité, afin qu’il y ait une interaction entre l’œuvre et son milieu. Les notions de « site et non site » développées par Robert Smithson ainsi que celle de « travail in situ » définie par Buren dans les années 70 ont influencé la création d’œuvres en situation.
➘ Oulipo (OUvroir de la LIttérature POtentielle) ➘ Codec Codeur et décodeur, application informatique permettant de compresser le contenu vidéo pour qu’il soit facile à stocker.
➘ Environnement Le terme d’environnement est apparu dans les années 60 pour désigner un espace en trois dimensions dans lequel le visiteur est invité à entrer et à vivre l’expérience d’une possible interactivité, suivant une terminologie récente. Cet espace environnant a contribué, par la mise en situation du public, à le rendre acteur de l’œuvre.
➘ Eugénisme Science qui étudie et met en œuvre les moyens d’améliorer l’espèce humaine, en cherchant soit à favoriser l’apparition de certains caractères, soit à éliminer les maladies héréditaires, fondée sur les progrès de la génétique.
➘ Événement Traduction du mot anglais happening ou event. Action la plupart du temps collective, impliquant la participation du public et le recours à l’improvisation. Datant des années 50, cette forme de spectacle a pour recherche une nouvelle synthèse des arts dans une relation plus directe et physique avec le public. Son caractère éphémère, unique, induit une transmission de bouche à oreille.
➘ Fluxus Fluxus est un collectif d’artistes de toutes les disciplines, musiciens, littéraires, vidéastes, qui ont cherché, entre 1960 et 1980, à abolir les frontières entre les arts et à rapprocher l’art de la vie en proposant des actions dont l’organisation était imprévisible.
➘ Hacker Un hacker désigne le plus souvent un spécialiste en informatique qui peut intervenir dans la programmation, l’administration ou la sécurité parce qu’il en connaît très bien le fonctionnement interne ; les médias grand public utilisent le terme hacker dans le sens de « hacker chapeau noir » (black hat) qui est un « hacker de sécurité de réseau » opérant de façon illégale ou non éthique. Le hacking consiste essentiellement à utiliser une machine à une autre fin que celle pour laquelle elle a été conçue au départ (en français, un bidouilleur).
➘ Installation L’installation est une forme d’expression artistique qui rejette l’idée d’un objet exclusif pour mieux considérer les relations entre les objets et leur contexte. Les dispositifs croisant divers supports d’expression, vidéo, son, architecture, sculpture ont pour origine les actions, happenings et performances*, menés par les artistes des années 60-70.
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Mouvement littéraire créé par Raymond Queneau en 1960, qui prend la forme d’ateliers dans lesquels les participants s’imposent des contraintes d’écriture afin de créer une forme nouvelle de littérature.
➘ Performance Expression artistique qui a vu le jour dans les années 60, nécessitant la présence de l’artiste et du public dans un temps d’exécution et un espace donnés. Cet art en action met en scène le corps de l’artiste et d’autres disciplines comme la poésie, la musique, l’architecture, la danse, la vidéo, le cinéma…
➘ Ready-made Nom donné par Marcel Duchamp, à partir de 1913, aux objets « tout faits » qu’il choisit. Geste Dada relevant de la volonté de casser le mythe du créateur, de l’artiste démiurge, en remettant en question les notions de virtuosité et de savoir-faire. L’objet n’est pas porté à la dignité d’œuvre d’art, il est principalement l’idée primant sur le reste.
➘ Streaming À la différence du téléchargement, où un fichier doit être rapatrié avant d’être lu, le streaming permet la lecture d’une vidéo ou d’un son au fur et à mesure de son arrivée sur l’ordinateur de l’internaute.
➘ Vjing ou V-jaying Depuis les années 90, nouvelle pratique qui consiste en un mixage d’images en temps réel, interprétation ou accompagnement de musique, mise en image de spectacles, montage en direct, images d’ambiances… Le sigle VJ vient de la contraction des mots anglais video et jockey et s’inspire du terme DJ, propre à la musique. Le video-jockey désigne la ou les personnes qui sont à l’origine d’une animation visuelle. Créateur d’expérience visuelle, il travaille en étroite collaboration avec l’expression sonore.
➘ Work in process Un work in process signifie un travail en cours de fabrication. L’attention est portée sur les différentes étapes de la réalisation de l’œuvre et les divers éléments participant à son apparition.
➘ Work in progress Ce terme désigne une œuvre en cours d’élaboration, toujours en évolution. Cette évolution dans le temps caractérise l’œuvre des artistes des années 60-70 qui privilégie le processus de réalisation plutôt que son résultat formel. Un work in progress se distingue, suivant certains paramètres de son achèvement, d’un work in process qui signifie en cours de fabrication.
➘ Workshop Atelier ou lieu d’une pratique d’activité artistique proposée par l’artiste au public.
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Coordination générale Pour Acte 91 Vincent Lalanne Claudine Lefebvre Geneviève Sebben Julien Lannette Pour le Conseil général de l’Essonne Didier Schwechlen Pour le Collectif des villes pour la culture en Essonne Alain Douté Coordination villes Bures-sur-Yvette Jean-Luc Gaget Jocelyne Morel Communauté de communes du Pays de Limours Pascale Aguesse Florian Marquet Communauté de communes des Portes de l’Essonne François Pourtaud Bruno Bossard Bénédicte Lorenzo Épinay-sous-Sénart Hélène Borel Antoine Dunan Sandrine Guyon
Évry Hervé Pérard Véronique Donnat Gometz-le-Châtel Martine Camber Nadine Robic Morsang-sur-Orge Alain Douté La Norville Jean-Luc Langlais Romain Mericsckay Palaiseau Philippe Coudray Aurélia Lefebvre Le Plessis-Pâté Cédric Ruffiot Vert-le-Petit Frédérique Bouvier Viry-Châtillon Sophie Taillé Bernard Gaudiche Jessica Belval Intervenants Conférences art contemporain Connaissance de l’art contemporain, Christian Pallatier Conférences scientifiques Christian Jacquemin Pascal Desfarges
Catalogue Direction de rédaction Karine Maire Révision, graphisme et fabrication Bertrand Sampeur (www.timor-rocks.com) Crédits iconographiques Picto (p. 1 et couverture) : Romain Mazuel. Les schémas et dessins qui ouvrent les articles des pages Installations sont la propriété des artistes respectifs. Les vignettes du sommaire correspondent à celles d’ouverture des pages Installations (voir ces folios pour les crédits). Photos : Jérôme Abel : 79 (fond de page), 83. Laurent Ardhuin : 63. Lionel Bayol-Thémines : 64, 67. Carole Benoist : 2, 8, 11, 12, 15, 18, 21, 22, 24, 27, 28, 38, 42, 50, 52, 53, 58, 60, 61, 79. France Cadet : 41. Jean-Paul Fitelli : 5, 70, 73, 74, 75. Sandra Foltz : 46, 47, 48, 49. Thierry Jobert : 62. Christine Maigne : 30, 32, 33, 34, 35, 36, 37. Karine Maire : 54, 55, 57. Bertrand Planes : 88, 89, 90, 91. Cédric Ruffiot : 76, 78. Didier Schwechlen : 26. SQerr : 66, 67 (fond).
➘ www.artel91.org/bug Site compagnon de l’ouvrage : sons, vidéos, diaporamas, biographies détaillées et liens web des artistes : un prolongement multimédia de votre lecture, mais aussi une présentation générale du projet pour faire connaître BUG ! plus largement…
Dépôt légal : octobre 2007. ISBN : 978-2-917358-00-9. Achevé d’imprimer en France par Mame imprimeurs, Tours. © les artistes et Acte 91. Édité par les éditions d’Artel 91, 315 square des Champs-Élysées, 91026 Évry cedex (www.artel91.org).
Émilie Pitoiset Studiometis Christine Maigne France Cadet Sandra Foltz Karine Maire et Romain Nicoleau Ornic’art Laurent Sfar Sophie Solnychkine et Pierre-Jean Grattenois Jean-Paul Fitelli Jérôme Abel
bug in situ
Onze œuvres, dont vous allez découvrir les descriptifs dans
11 installations
cet ouvrage, ont été créées d’avril à mai 2006 dans douze
14 artistes
communes de l’Essonne. Projet unique en son genre de
12 villes d’Essonne
rencontre entre la création contemporaine et la culture
printemps 2006
scientifique, il a permis à un large public d’observer comment le bug, ensemble des incidents du monde quotidien, ouvre une interrogation sur notre société. Symptôme de cette société qui se construit en accéléré, le bug donne l’occasion d’interroger notre environnement et notre humanité. C’est surtout pour chacun l’occasion de redécouvrir son espace, sa ville, en s’interrogeant sur la place qu’il peut occuper.