Bertille Bak, Ô Quatrième Manifeste en faveur d’un onirisme social1
Espace souffle2 et Image-rêve3 L’architecture religieuse d'une congrégation de sœurs aînées est le point de départ, le décor donnant l’unité de lieu (Paris), de temps (2011) et d’action (la vie religieuse) à l’espace filmique de Bertille Bak. Mais cette unité est soumise au mouvement. Gilles Deleuze parlerait d’« espace théâtral contracté » qui se dilate circulairement en fonction de l’évolution des héroïnes entre les profondeurs et le sommet ou à l’intérieur des murs d’une cellule dont le pourtour est redessiné comme pour rejouer une mise en scène. Scénique en effet, le jeu des sœurs aînées s’accomplit grâce aux mouvements ascendants et descendants de la caméra. La multiplication des travellings verticaux semblent poser une question, qui dépasse la situation et assure l’élasticité du contexte pré-scénarisé. Magnifiquement défini par Deleuze comme un « espace-souffle », cet espace théâtral se révèle par l’importance du mouvement vertical comme accomplissement d’une transcendance. Il y a passage des données objectives concernant l’espace physique « aux données nécessairement irréelles d’une question qui hante la situation »4. Quelle est la fonction de cette image-souffle ? Revenir aux réactions intuitives de l’affect collectif, notamment aux mécanismes du rire. Se rappeler que l’image peut être aussi une bouffée d’air. Se souvenir que la chute fait souvent naître le rire avant de provoquer les larmes. L’objet architectural, mécanique ou artisanal joue un rôle vital pour la naissance du comique mais également l’apparition de « l’image-rêve ». Pensons au fauteuil monte-escalier, One Way Trip Airlines. L’image-rêve de Bertille Bak est « sobre, opérant par franches coupures ou montage-cut, procédant seulement à un perpétuel décrochage qui « fait » rêve, mais entre objets demeurant concrets. »5. La frontalité que l’on retrouve dans les images est certainement héritée du cinéma muet et éprouve cette sobriété dont parle le 1
Le terme d’onirisme social est emprunté à la sociologue Corinne Lanzarini qui a identifié les stratégies de requalification identitaire convoquées par les sous-prolétaires. Elle montre notamment comment les techniques discursives de réhabilitation du moi permettent de protéger l’intégrité de l’individu tout en réaffirmant son existence sociale. L’onirisme social devient un lieu d’interpénétration entre une réalité dévalorisante ou défavorable et des identités positives construites par l’imaginaire. Cf. Corinne Lanzarini, Survivre dans le monde sous-prolétaire, PUF, Paris, 2000. 2
Référence à l’analyse de Gilles Deleuze consacrée aux œuvres de Kurosawa, dans laquelle il aborde la notion d’espace-souffle, espace théâtral dilaté ou contracté (Cf. Gilles Deleuze, Chapitre 11 : « les figures ou la transformation des formes » in Cinéma 1, L’image-mouvement, Les éditions de minuit, Paris, 1983, pp. 243-265. 3
Référence au commentaire de Gilles Deleuze concernant l’image-rêve et le cinéma de Buster Keaton (« Si le cinéma américain a saisi au moins une fois ce statut de l’image rêve, ce fut dans les conditions du burlesque de Buster Keaton, en vertu de son affinité naturelle avec le surréalisme, ou plutôt le dadaïsme. », cf. Gilles Deleuze, Chapitre 3 : « du souvenir aux rêves », Cinéma 2, L’image-temps, Les éditions de minuit, Paris, 1985, p.78) 4
Gilles Deleuze, Chapitre 11 : « les figures ou la transformation des formes » in Cinéma 1, L’imagemouvement, Les éditions de minuit, Paris, 1983, p. 259.
philosophe. Cependant, l’art de Bertille Bak sonne selon une partition que l’artiste écrit à partir des objets présents dans l’univers théâtral. La musicalité du bruitage, que le spectateur a le droit d’identifier, provient d’une chorégraphie invisible de l’objet concret. Comme le cinéma de Buster Keaton, le théâtre de Bertille Bak maintient une frontière discernable entre le réel et l’imaginaire. L’état onirique naît d’un passage d’une image à l’autre dans un circuit où la rupture reste toujours identifiable.
Esthétique de la grâce : de la parabole à l’allégorie La parabole possède un caractère d'exemplarité absolue qui accompagne et soutient un enseignement moral et religieux. Dans les Évangiles, la parabole est censée révéler une vérité. La parole de dieu qui s'y cache est ce qui importe. Dans l'allégorie se cache une idée profane. Aujourd’hui, l'allégorie, la figure de style en elle-même, importe plus que l'idée qu'elle est supposée illustrer. La parabole, c’est le fond, l’allégorie, c’est la forme et Bertille Bak les a formidablement réconciliées. L’artiste fait cohabiter le sacré et le profane grâce à ces figures du langage et de l’image. « Venez au pied de cet autel. Là, les grâces seront répandues sur toutes les personnes qui les demanderont avec confiance et ferveur. » Quelques-uns de ces mots apparaissent furtivement sur une voûte paraboloïde. Ils sont les témoins de l’apparition de la Vierge Marie à sainte Catherine Labouré. Le fond du récit et la forme de son inscription consistent en une parabole de la grâce. L’esthétique de la contre-plongée accompagne le sens du message délivré par La Vierge. Le croyant, même agenouillé dans les tréfonds, pourra recevoir les grâces et être touché par la lumière divine. Bertille Bak rend lisible cet enseignement religieux tout en l’imageant, tout en lui donnant des formes, de la chair et du mouvement. Les boîtes contenant les objets sont comme des petits cercueils ; les bougies, un brassard de tension, le fauteuil monte-escalier sont là pour ne pas oublier que les croyantes sont des aînées ; la session de découpage des annuaires rappelle qu’il faut bien caler les genoux endoloris pendant la prière. Et puis, n’oublions pas la puissance allégorique de l’ascenseur. La contextualisation de la fin de vie (quatrième étage) et celle de la mort (moins quinzième étage) révèlent l’ascendance et la descendance d’une relation avec Dieu. Ironie violente, ascension comme victoire de l’impotence. Mais point de transcendance, juste une certaine esthétique de la grâce.
Quatrième dimension : discours sur la sur-vie Quels sens donner à la parole de sœur Marie-Agnès ? On attendait forcément le discours valorisant l’appartenance communautaire, défendant l’idée d’un individu fondu dans la sphère professionnelle et spirituelle. Mais pas de profession de foi. Alors, nous écoutons mieux. Incompréhension, le discours devient tellement terrestre ; le réel tellement réel. Et 1 et 2 puis 3 dimensions, le spectateur franchit l’écran et encore. Il ne sait pas bien s’il se trouve du bon côté. Où qu’il soit, il voit le sol de linoléum jaune, les murs de pierre, les hauts plafonds et puis des boîtes contenant ces objets, fétiches. Des bouchons transformés en petites poupées de laine, des ciseaux, des boutons, un dé à coudre : étrange répertoire de formes qui nous égare dans le quotidien. On se dit bien sûr que le discours de l’objet pose la Vérité. Mais l’objet du discours l’ignore. Car sœur Marie-Agnès nous parle des ressources de sa créativité, elle nous parle d’elle. Notre corps ne se préoccupe plus alors des contraintes de l’architecture et des questions que les objets nous im-posent. Nous pouvons nous abstraire de ce vaet-vient à travers la surface de l’écran ; le discours est ailleurs, dans la quatrième dimension. Le spectateur devient réceptacle d’un Ô sans lyrisme poétique, sans douleur sordide. C’est un Ô qui projette des images d’une autre vie, d’une sur-vie par delà le redressement des corps et des âmes. La 5
Gilles Deleuze, Chapitre 3 : « du souvenir aux rêves », Cinéma 2, L’image-temps, Les éditions de minuit, Paris, 1985, p.79)
petite poupée de laine fabriquée par sœur Marie-Agnès, c’est une échappatoire à la discipline. La quatrième dimension n’est pas morale, elle n’est pas foucaldienne. Elle ne structure pas le maillage social et les normes de comportement. Elle ne noie pas l’individu isolé dans le bain physique et mental de l’architecture et de la croyance. Ce n’est pas tant l’objet qui compte que les mains qui le fabriquent et les discours qui se l’approprient. Ces mains qui prient, qui cousent et qui découpent sont aussi des mains qui accompagnent la voix de sœur Marie-Agnès quand elle nous parle de son identité sur-réelle et ré-enchantée. Le geste fait le grand œuvre.
Projections Comme le précise Marie-Louise von Franz et comme le pressentait le psychanalyste Carl Gustav Jung, « les rêves de personnes confrontées à la mort montrent tous que l'inconscient, c'est à dire notre monde instinctif, ne prépare pas la conscience à une fin totale, mais bien plutôt à une transformation et donc à un mode de continuation du processus vital que notre conscience ordinaire ne nous permet pas de saisir. »6. Les rêves pointeraient donc vers une continuation de la vie. Ces rêves sont autant de projections, de transpositions inconscientes de nos états psychiques sur les objets qui nous entourent. L’objet offrirait donc un crochet pour suspendre nos projections, comme on accrocherait un manteau à une patère. L’objet alimente ainsi des projections oniriques nécessaires aux sœurs aînées pour créer un processus d’individuation, une relation avec soi qui prépare à la mort. Comment échapper à la matière ? Il suffit de se fondre dans la luminosité de l’écran qui accroche un espace et des objets pour cheminer finalement vers l’immatérialité de l’image-rêve. Bertille Bak nous offre une belle allégorie de son médium. La question fondamentale posée par cette œuvre n’est pas celle de l’au-delà, ni celle de la mort. La question qui dépasse la situation, c’est celle de l’accomplissement de soi. Rappelons le point de vue éclairé de Gilles Deleuze : « La seule réponse consiste à refournir des données, recharger le monde en données, faire circuler quelque chose, autant que possible et si peu que ce soit, de telle manière que, à travers ces données nouvelles ou renouvelées, surgissent et se propagent des questions moins cruelles, plus joyeuses, plus proches de la Nature et de la vie. [...] Alors on peut être une ombre, on peut mourir : on aura redonné du souffle à l’espace, on aura rejoint l’espace-souffle [...].» 7. Donner du souffle, atteindre l’alchimie entre ordre et imagination ; voilà comment le travail de Bertille Bak réalise des formes abouties d’onirisme social. Un très grand dessein, quand on y rêve.
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Cf. Marie-Louise Von Franz, Les rêves et la mort : ce que nous apprennent les rêves des mourants, Paris, Fayard, 1985. 7 Gilles Deleuze, Chapitre 11 : « les figures ou la transformation des formes » in Cinéma 1, L’imagemouvement, Les éditions de minuit, Paris, 1983, pp. 260-261.